Frédéric Martel
Smart
Stock
Couverture Pierre Martin Vielcazat (STALLES)
© Éditions Stock, 2014
9782234077010
01
ISBN 978-2-234-07701-0
SMART
Enquête sur les internets
DU MÊME AUTEUR
Le Rose et le Noir. Les Homosexuels en France depuis 1968, Le Seuil, 1996 ; « Points Seuil », 2000
La Longue Marche des gays, Gallimard, 2002
Theater. Sur le déclin du théâtre en Amérique, La Découverte, 2006
De la culture en Amérique, Gallimard, 2006 ; « Champs Flammarion », 2011
Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, Flammarion, 2010 ; « Champs Flammarion », 2011
J’aime pas le Sarkozysme culturel, Flammarion, 2012
Global Gay, Comment la révolution gay change le monde, Flammarion, 2013
Note de l’éditeur
Le lecteur trouvera à la fin de cet ouvrage un lexique où sont définis les expressions et mots en américain, fréquents sur la question numérique, et parfois difficilement traduisibles (voir p. 397).
Ce livre s’appuie sur des sources précises : l’intégralité des références et une longue bibliographie détaillée, les données statistiques, les tableaux de présentation des groupes numériques mondiaux et des compléments d’analyse ont été renvoyés sur le site internet qui est le prolongement naturel de ce livre délibérément bimédia, papier et web (voir les « Sources » p. 405 et les sites smart2014.com ainsi que fredericmartel.com). Des mises à jour et le suivi de l’actualité sont également disponibles sur le fil Twitter de l’auteur : @martelf
Table
Prologue
 1. La Vallée
 2. Alibaba et les quarante voleurs
 3. Mobile
 4. « IT signifie Indian Technologies »
 5. Smart city
 6. Revitalisation urbaine
 7. My Isl@m
 8. Le régulateur
 9. De la culture au « content »
10. Social TV
11. Game over
12. « .EU »
Épilogue
Lexique
Sources
1
La Vallée
Un cornichon. C’est Halloween et j’ai rendez-vous avec un cornichon. Ici, on les appelle les « pickles » : ces très gros cornichons que l’on trouve dans les delicatessens et les petites alimentations ouvertes au coin des rues, souvent 24 heures sur 24. Dans le quartier du Castro, à San Francisco, en cette fin d’octobre 2013, des milliers d’Américains sont sortis déguisés pour une nuit de toutes les extravagances. Barthelemy Menayas – il se fait appeler Bart – a choisi ce costume en forme de gros concombre pour faire la publicité de sa nouvelle start-up, qui s’appelle justement Pickle. C’est un réseau social géolocalisé permettant d’organiser sa soirée, au dernier moment, avec ses amis proches. Au lieu d’envoyer un SMS à une dizaine de copains pour savoir lequel est libre, le soir même, pour aller dîner ou voir un film, l’application pour smartphone Pickle sélectionne des personnes disponibles et géographiquement proches. En valorisant la qualité sur la quantité, en limitant le nombre d’amis, cette start-up rompt avec le modèle de la réciprocité du « friend-and-follow » qui incite à avoir toujours plus de contacts, comme sur Facebook, Twitter, Pinterest, Instagram (qui appartient à Facebook) ou Vine (qui appartient à Twitter). Cette « app » connaîtra le succès – ou pas –, mais elle est, pour Bart, l’aboutissement de tout un parcours.
La trentaine souple, Bart est un ingénieur « valedictorian », comme on appelle les élèves sortis premiers des meilleures écoles. Titulaire du fameux MBA de l’université Stanford, il a débuté sa carrière chez Electronic Arts. La multinationale du jeu vidéo produit les franchises Battlefield, FIFA, Star Wars, Harry Potter ou encore les Sims, pour lesquels Bart a justement conçu un nouveau jeu. Pourquoi s’être installé à San Francisco ? « Parce que ici les gens sont optimistes et encourageants. Quand vous leur parlez de votre projet, leur attitude, par défaut, est de vous dire “Why not ?”. Ils sont ouverts à l’idée que votre start-up puisse changer le monde », explique-t-il. Étape suivante : se mettre à son compte. Et c’est ainsi que, un soir d’Halloween, Bart s’est retrouvé, déguisé en gros cornichon, à distribuer des prospectus dans les rues de San Francisco pour faire connaître l’application Pickle qu’il venait de lancer la veille, avec un associé.
« On sait que toutes les innovations technologiques faites ici à San Francisco, ou dans la Vallée, seront utilisées partout à travers le monde. Mais on commence par tester, par expérimenter. SFBA est une sorte de laboratoire géant où l’on doit d’abord faire la démonstration qu’une start-up a du potentiel ou qu’une “app” peut marcher. Alors, on fait le test avec ses amis, puis avec les gens du quartier, puis à l’échelle de la ville et bientôt de toute la Bay Area. Ici, il y a la masse critique. Et les gens sont très volontaristes. Ils testent spontanément toutes les nouvelles apps », explique Bart, au cours d’un dîner chez Amasia, un sushi bar fréquenté par la communauté « tech » de la ville, à l’angle de Noe Street et Henry Street. Les habitués parlent de « la Vallée » ou de « SFBA » – pour San Francisco Bay Area. Partout dans le monde, on préfère dire : Silicon Valley.



ÀSan Francisco, on ne cherche plus un job ou le contact d’un professionnel : on va sur LinkedIn, le site du marché de l’emploi, un super carnet d’adresses et désormais aussi un multiblog d’informations spécialisées. On gare sa voiture en utilisant un parcmètre « smart », qui adapte le tarif et la durée aux critères fixés en temps réel par l’e-mairie. On peut emprunter une voiture, une bicyclette et même un appartement, depuis que l’économie du partage s’est développée. D’ailleurs, quand on y séjourne, on ne loge plus forcément à l’hôtel, mais chez l’habitant, grâce à Airbnb, la start-up locale au succès global. Plus de taxis non plus : le chauffeur, « un ami avec une voiture », est un occasionnel que l’on contacte grâce à l’application Lyft – et pour les plus fortunés, grâce à Uber. Plus besoin de papier ni de clé USB, plus besoin de transporter son ordinateur : Dropbox est accessible depuis n’importe quel smartphone. L’ubiquité, l’immédiateté et la mobilité des données sont généralisées avec le « cloud ». Les disquaires ont disparu depuis longtemps, les vendeurs de DVD et de jeux vidéo ont fermé, les libraires sont menacés, les bureaux de poste ont perdu l’essentiel de leurs « usagers », les cabines téléphoniques ont disparu des trottoirs et les magasins de photocopies baissent également leur rideau. La fonction de « disruption » (de rupture, de perturbation) du numérique apparaît au grand jour, partout, dans les rues de San Francisco.
La plupart des cafés et des restaurants ont le wifi et « il serait inimaginable qu’un coffee-shop n’ait pas le wifi gratuit », souligne Kyle Gabler. Et si LinkedIn, Airbnb, Lyft, Dropbox, tout comme Google, Facebook, Apple ou Twitter, ont leur quartier général à San Francisco ou dans la Bay Area, la Silicon Valley est moins un endroit, une place, un lieu géographique, qu’un état d’esprit.
« Lorsque j’ai lancé mon premier jeu vidéo, le pitch c’était : “Deux mecs ont créé leur game dans un simple coffee-shop de San Francisco sans argent mais avec du wifi gratuit.” La presse a adoré. Et du coup, on a vendu plusieurs millions de jeux », explique Kyle. Nous sommes attablés dans un café connecté, The Grind, près de Market Street. « C’est ici, dans ce café, que j’ai imaginé mon premier jeu et ici aussi que j’ai créé la start-up pour le commercialiser. » Kyle est musicien, développeur informatique et serial entrepreneur. « C’est surtout une star du design dans le jeu vidéo à San Francisco », commente son ami Bart. Kyle Gabler a l’intelligence de la ville et de la situation. Il sait que l’avenir du web n’est plus réservé aux seuls ingénieurs : il faudra compter avec les designers. Et il vénère son statut d’artiste « indie ».
Kyle n’a pas toujours été indépendant. Il a, lui aussi, travaillé pour Electronic Arts, développant des prototypes de jeux et évaluant les expériences de gaming, préalable nécessaire à la production de masse. « Et puis un jour, je suis parti. Je n’en pouvais plus des gros studios, des horaires, des contraintes, ce n’était plus de mon âge ! J’ai tout quitté pour faire quelque chose qui me ressemblait davantage », raconte Kyle. Avec un petit pactole sur son compte bancaire, il a choisi l’indépendance pour pouvoir innover à nouveau et n’a eu besoin que d’un simple ordinateur portable et d’un compte Dropbox. « Quand on est créatif, quand on est smart, on doit quitter Electronic Arts. Sinon on se met à déprimer. Mon rêve, c’est d’être un outsider, un mec de base [underdog], qui connaît le succès en partant de rien. »
Kyle Gabler incarne l’esprit de San Francisco et de la Vallée mais aussi son style. Il ne se déplace qu’à bicyclette, fait de la musique – « le thème de Jurassic Park c’est une musique formidable, n’est-ce pas ? » –, travaille tôt ou tard selon son goût « mais jamais à des horaires fixes comme dans un “9 to 5 job” » (un boulot de 9 heures à 17 heures). Marié à un garçon, cet homme barbu revendique son appartenance à la subculture « bear », très en vogue dans la communauté gay du Castro. « C’est toute cette contre-culture héritée des années 1970, le Castro, les soirées décalées, les Hispaniques de toute l’Amérique latine, les Asiatiques des quatre coins de l’Asie, cette ambiance globale et en même temps très locale qui explique le succès de la Silicon Valley », commente Kyle. En l’écoutant parler, je me dis que cette culture de la dissonance et du « dissent » est très éloignée des autres modèles d’internet, comme celui de la Chine, fondé sur l’harmonie et le « consent », celui de la Russie ou de l’Iran, marqués par le nationalisme et le contrôle.
Outre The Grind, Kyle fréquente aussi le Café Flore sur Market Street ou le H Café, plus à l’est, vers le quartier de la Mission. Cette culture des cafés, imbriquée à la culture numérique de San Francisco, confirme que « les lieux ont leur importance », dit Kyle, et que le territoire compte. Ce matin-là, Kyle a le temps : nous passons d’un coffee-shop à l’autre. « J’avais bloqué ma matinée pour le plombier. Mais il a décalé le rendez-vous. Je n’ai pas l’intention de m’adapter à ses caprices. Tant pis. C’est difficile de trouver un bon plombier à San Francisco. » Et, en finissant un brunch, il joint le geste à la parole et se met à chercher sur l’application Yelp un autre plombier avec un bon « rating ». Yelp aussi a son quartier général à San Francisco.



De San Francisco, il y a trois façons pour rejoindre la Silicon Valley. La plus facile, c’est de descendre en voiture la fameuse Route 101, l’autoroute qui longe la baie, mais elle est souvent congestionnée. Une autre solution consiste à monter dans l’un des bus spéciaux affrétés par les géants du net. À l’angle de la 18e Rue, dans le Castro, le GBus (Google Bus) attend les salariés chaque matin à des horaires fixes. Peu importe qu’il y ait des embouteillages sur la Highway 101, les employés peuvent commencer leur journée à bord : le car de luxe est climatisé, gratuit, et pleinement connecté au wifi. C’est un véritable bureau roulant sur l’autoroute.
Après avoir visité le Googleplex, le quartier général de Google à Mountain View, je découvrirai, stupéfait, ce ballet ininterrompu de GBus sur le chemin du retour : de longs véhicules blancs – plus vastes que ceux de Facebook – qui repartent du siège. Un employé du Googleplex, une tablette à la main, crie pour annoncer la destination de chaque bus : « Market », « Castro », « Mission », « SOMA », « Redwood », « Santa Clara »… autant de quartiers de San Francisco ou de villes de la Bay Area. À l’avant du car, les employés peuvent accrocher leur vélo avec de longs sandows élastiques. Étrangement, ces bus échappent au « branding » : ils ne portent pas le logo de Google et passent presque inaperçus sur l’autoroute.
Pour faire l’aller-retour entre San Francisco et la Silicon Valley, la troisième option est de prendre le Caltrain. Ce train régional, célèbre pour ses retards et sa vitesse aléatoire, relie quelques-unes des villes les plus riches des États-Unis : Redwood (siège de Evernote et Electronic Arts), Menlo Park (siège de Facebook), Palo Alto (cœur de la Silicon Valley et adresse de l’université Stanford), Mountain View (siège de Google et de LinkedIn) et, plus au sud, après une correspondance, Cupertino (siège d’Apple), Los Gatos (siège de Netflix) ou San Jose (siège d’eBay). Dès 7 heures du matin, le Caltrain est bondé : les wagons poussifs, sur deux étages, avancent dans la nuit encore noire. À l’intérieur, du haut d’une mezzanine d’un autre âge, avec ses étroits escaliers de fer en colimaçon, on s’imagine remonter le temps ; mais, de l’extérieur, les voitures du Caltrain resplendissent avec leur multitude de petites lumières bleues, provenant de centaines d’écrans d’ordinateurs et de tablettes en marche, et qui scintillent vers le futur.
À la station Palo Alto, une navette gratuite – baptisée Marguerite – conduit les étudiants vers l’université Stanford. C’est sur ce campus que Hewlett-Packard a été imaginé et sur ce campus encore que deux jeunes ingénieurs, Larry Page et Sergey Brin, se sont rencontrés lorsqu’ils faisaient leur thèse, et ont inventé un algorithme original qui a donné naissance à un moteur de recherche : Google. Initialement, en 1996, l’expérimentation s’est faite sur le site même de l’université à l’adresse google.stanford.edu – Stanford a su en tirer profit en monnayant 336 millions de dollars ses droits sur l’algorithme.



« Secret Sauce. » Bruce Vincent emploie la mystérieuse expression. Les autres enseignants que je rencontre à Stanford aussi. « C’est comme une recette de cuisine, personne ne connaît vraiment le secret, mais le résultat est là ! » souligne Vincent, CTO de l’université – son directeur pour les technologies et le numérique. Si, comme l’algorithme de Google, la « secret sauce » de Stanford n’a pas été percée, il est certain que les racines de la Silicon Valley vont puiser leur eau sur ce campus et son écosystème époustouflant. « Il est dans la mentalité de Stanford d’encourager la création de start-ups, ajoute Vincent. Les enseignants donnent l’exemple et les étudiants viennent également ici pour ça. Ils suivent les cours et, à côté, ils lancent leur business, “on the side”. » Le nombre de sociétés du net représentées au conseil d’administration de l’université Stanford est impressionnant. Ses différentes écoles spécialisées comptent des dizaines de professeurs qui dirigent des entreprises d’internet, parmi lesquelles plusieurs multinationales (par exemple Eric Schmidt, le P-DG de Google, y enseigne). On estime que 5 % des employés de Google sont diplômés de Stanford et que les anciens élèves de l’université ont créé environ 69 000 sociétés (39 000 commerciales et 30 000 à but non lucratif), dont une majorité dans les sciences, l’informatique et les nouvelles technologies. Toutes ne sont pas célèbres, et certaines ne sont même plus en activité, mais Stanford peut se targuer d’avoir parmi ses anciens étudiants les fondateurs de Google, Yahoo, Electronic Arts, Instagram, Cisco, Netflix, LinkedIn, eBay, PayPal, Udacity, Coursera, Silicon Graphics, Pandora (et hors technologies, Gap, Trader Joe’s, Nike, etc.). La liste est vertigineuse. « On a façonné la Silicon Valley et maintenant c’est la Silicon Valley qui nous façonne », résume Bruce Vincent.
Stanford représente la quintessence du campus californien : les allées de palmiers, les séquoias géants, les statues originales de Rodin en plein air, la Stanford Police qui circule en golf cart, les étudiants en short et tongs toute l’année, des bicyclettes partout, des frisbees qui volent et, parfois, un professeur en skateboard. Au CoHo coffee-house, le pub mythique du campus, à l’ambiance feutrée, je vois les freshmen et les sophomores – les étudiants de première et deuxième années – porter fièrement le tee-shirt griffé « Stanford » ou celui de l’équipe de « soccer » locale. Disposés tout autour du « quad », l’immense place au centre du campus, les bâtiments en grès de style colonial portent la trace de l’histoire technologique de la Silicon Valley. Ils ont enfanté vingt-sept prix Nobel (cinquante-huit si on compte ceux qui n’y sont que passés) et chaque immeuble est baptisé du nom d’un ancien étudiant ayant contribué, par ses dons, à son financement : un Willam R. Hewlett Teaching Center à côté du bâtiment David Packard Electrical Engineering, non loin d’un Gates Computer Science (financé à hauteur de 6 millions de dollars par Bill Gates). Et nul doute qu’il y aura bientôt des bâtiments Sergey Brin, Larry Page, Steve Jobs – son fils Reed est étudiant à Stanford –, Jerry Yang et David Filo (ils ont créé Yahoo sur le campus), et même Mark Zuckerberg, lequel s’est éloigné de Harvard et Boston, où il ne trouvait pas les financements propices à son réseau social, pour la Vallée, où il a installé le siège de Facebook. « C’est simple : Stanford est l’université de la Silicon Valley », résume le professeur d’histoire Aron Rodrigue.
Fidèle à ces figures tutélaires, Stanford – université à but non lucratif – dispose de plusieurs outils pour faciliter le dialogue avec le secteur privé. Le Stanford Technology Ventures Program permet aux étudiants de lancer des projets innovants et de développer leurs start-ups. Et parfois ce sont leurs propres professeurs qui investissent de l’argent dans ces sociétés ! « Il y a beaucoup d’idées farfelues ici, d’idées folles qui ne déboucheront jamais sur un modèle économique. Mais c’est ça la grandeur de Stanford », confirme Vincent. Le Clark Center est un autre espace « radical » où les ingénieurs dialoguent avec des artistes, les économistes avec les étudiants en commerce : « Nous pensons que des innovations importantes peuvent naître de cette interdisciplinarité, au-delà du pré carré de chacun », confirme pour sa part William Miller, l’un des professeurs émérites de la Graduate School of Business de Stanford. De son côté, l’Office of Technology Licensing gère le dépôt des brevets pour toutes les innovations faites sur le campus par les enseignants ou les étudiants, selon des règles de partage de copyrights et de revenus très sophistiquées (l’Office a déposé 8 000 inventions qui ont rapporté 1.3 milliard de dollars de royalties à l’université). Enfin, le célèbre Stanford Research Park, qui s’étend sur près de trois kilomètres carrés et compte à lui seul 160 bâtiments, est une sorte de hub technologique, où des start-ups indépendantes de l’université et des sociétés matures peuvent louer des bureaux. Sur le périmètre même de l’université, cet incubateur de haut niveau participe de l’écosystème d’ensemble et de son émulation créative, et rassemble actuellement près de 150 sociétés avec leurs 20 000 salariés.
Avec Philip Reese, l’un des responsables du réseau internet et technologique de Stanford, je visite le campus et le « data center » de l’université : les super-computers, les routeurs ultrasophistiqués et, partant de là pour irriguer tout le campus, les kilomètres de fibre optique, tout est, me dit-il, « state of the art » (dernier cri). Alors que nous marchons à travers un parc de chênes et de séquoias centenaires, Reese me confirme que le campus est ultrasécurisé et que « rien n’est laissé au hasard » sur le plan technologique. « Même les arbres sont numérotés et catalogués. Nous faisons pousser un autre groupe de séquoias et de palmiers de différents âges dans un jardin botanique sur le campus. Comme ça, lorsque l’un des arbres que vous voyez là meurt, nous pouvons le remplacer tout de suite par un arbre du même âge, sans que cela altère l’harmonie d’ensemble du campus », fanfaronne Reese.
Alors la « secret sauce » ? William Miller, un vétéran de Stanford, qui a rejoint son corps enseignant en 1965 et fut doyen de l’école de commerce, emploie lui aussi la formule. « Ça me fait sourire car tout le monde cherche à trouver le secret de Stanford. Pour moi, l’explication est assez simple : ici, c’est une université de pionniers. Elle a été créée par des aventuriers et des “community builders”, des Américains qui voulaient fonder une communauté. Ce double esprit demeure et aujourd’hui encore on y vient pour construire et pour prendre des risques. » Miller me dit qu’il a lui-même investi, au long de sa longue carrière, dans vingt-six start-ups technologiques et reste membre du conseil d’administration de trois importantes sociétés de la Vallée. Le président de l’université Stanford, John Hennessy, est lui-même actionnaire de Google et Cisco, situation parfois critiquée sur le plan déontologique en raison des conflits d’intérêts potentiels, même si des règles précises existent quant aux investissements personnels des enseignants et des dirigeants de l’université.
Un autre facteur à prendre en compte pour décrypter l’écosystème si particulier de la Silicon Valley en général, et de Stanford en particulier, est la diversité culturelle et linguistique. Sergey Brin lui-même est né à Moscou et n’a émigré aux États-Unis qu’à l’âge de 6 ans. « À Stanford, si on compte aussi les doctorants et les étrangers, plus de 35 % des étudiants sont d’origine asiatique ; à Berkeley, l’université publique de la baie de San Francisco, ce pourcentage est de l’ordre de 50 % », rappelle le professeur de Stanford, Aron Rodrigue. Selon les statistiques de l’université, les « Caucasiens », comme on appelle étrangement aux États-Unis les « Blancs », constituent désormais une minorité. L’essentiel dans la Vallée, si diverse et si jeune, n’est plus tant de savoir dans quel pays vous êtes né, mais en quelle année. Non plus où, mais quand.
Pour autant, s’ils sont un symbole de diversité, ces étudiants qui viennent du monde entier sont rarement issus des quartiers difficiles de la Californie du Nord : un Noir ou un Latino de Dale City, Fillmore, the Tenderloin ou Bayview, ces quartiers pauvres de San Francisco, a peu de chance d’être admis à Stanford.
Un autre secret de l’université porte un nom de banque : la Stanford Management Corporation – et c’est en effet une banque. Elle est chargée de gérer l’« endowment » de l’université, c’est-à-dire son capital bancaire, qui atteint actuellement la somme faramineuse de 17 milliards de dollars. Ce trésor de guerre qui provient de la philanthropie, est placé en Bourse, « de manière très précautionneuse », affirme Bruce Vincent, dans des dizaines de sociétés cotées. Et, bien sûr, Stanford s’aventure dans le secteur « tech » : l’université a investi dans Google, Facebook et dans de nombreuses sociétés locales. Elle ne lésine pas non plus à aider les sociétés moins matures, entrant au capital d’entreprises prometteuses, et en particulier celles des alumni de Stanford – ses anciens étudiants.



Dans la Vallée, on peut marcher ou courir, tout en faisant du surplace. À Palo Alto, dans le bureau de Jeff Clavier, qui occupe un espace au rez-de-chaussée du siège californien d’AOL, je découvre, médusé, un Treadmill connecté. C’est un tapis de course classique, une machine d’intérieur pour faire du footing, mais avec la particularité d’être aussi un bureau. Jeff met ses baskets, monte sur le tapis roulant et commence son « workout » en même temps que sa journée de travail. Il consulte des tableaux Excel, envoie des emails, rédige des notes, discute avec son assistante, tout cela en marchant. Le tapis de course possède un ordinateur intégré et une petite table pour y déposer des dossiers. « Ce matin, j’ai déjà fait 7 000 pas. C’est pas mal. Mon objectif pour la journée : 10 000 pas », me dit Clavier, dont le métier est « seed venture capitalist ». Naturellement, il a investi dans Fitbit, une start-up de San Francisco qui commercialise des podomètres, ces bracelets électroniques qui permettent de mesurer le nombre de pas effectués dans une journée, le nombre de calories brûlées et la qualité du sommeil. À son poignet, je vois un bracelet noir : un Fitbit Flex.
« Pendant plusieurs années, j’ai été un “business angel”. J’investissais mon propre argent, ici à Palo Alto, dans des start-ups. Puis, peu à peu, j’ai commencé à investir l’argent des autres, je suis devenu venture capitalist. Mais j’ai toujours gardé le souci des débuts : ce qui m’intéresse ce sont les start-ups dans leurs premières phases », souligne Clavier.
En général, une start-up comme Fitbit ou Pickle commence avec l’argent des fondateurs et de quelques amis – ce qu’on appelle les « Friends & Family » ou la « Love money ». Une application ou un site est imaginé et, dans un deuxième temps, des business angels apportent l’argent nécessaire pour passer à la phase initiale, développer un prototype et tester le marché. Si les premiers résultats sont concluants, la start-up fait une augmentation de capital au bout d’une année environ grâce à un « seed venture capitalist », que l’on appelle aussi un « micro venture capitalist » ou encore un « super angel ». C’est le métier de Jeff Clavier.
« Nous sommes les premiers investisseurs sérieux. On prend la start-up au début et on y injecte entre 500 000 et 2 millions de dollars contre 7 à 10 % du capital de la boîte », précise Clavier. Le terme « seed » (graine, germe) renvoie à cet investissement initial de petite taille, après douze à dix-huit mois d’existence de l’entreprise. « Nous sommes le premier étage de la fusée », confirme Clavier, qui gère ainsi, à travers son fonds SoftTech VC, un portefeuille d’une cinquantaine de start-ups. « Nous recevons en moyenne deux mille sollicitations par an et on investit à peine dans une vingtaine. » Quels sont les critères pour retenir un projet ? Selon Clavier, on retombe toujours plus ou moins sur ce qu’on appelle, dans la Vallée, les « big 3 » : la personnalité du fondateur et l’historique de l’équipe ; la qualité de l’idée ou du produit ; le modèle économique, le potentiel et l’état du marché. Le dossier de Pickle, par exemple, a atterri sur le bureau de Clavier récemment et il est en train de le passer au crible avant de donner son verdict.
Une fois qu’une start-up décolle et qu’un modèle économique se dessine, les investisseurs traditionnels entrent dans le jeu. « Il faut mettre la start-up en orbite et là ce sont aux venture capitalists classiques d’intervenir », précise Clavier. Ils investissent des sommes plus importantes, de 5 à 10 millions de dollars, dans des start-ups qui ont déjà entre dix-huit et vingt-quatre mois de maturité. En général, il ne s’agit pas de prendre le contrôle de la société, mais de rester minoritaire. Bientôt, c’est l’étape des financements dits de « Series A », puis de « Series B », de nouveaux tours de table pour la phase d’expansion de la société, avec des sommes de plus en plus importantes – Fitbit en est à ce stade.
Roseanne Wincek est une venture capitalist, associée de la firme Canaan Partners, et je la retrouve sur Valencia Street, au Craftmen & Wolves, un café typique de la Mission, le quartier « tech » et en pleine gentrification de San Francisco. Contrairement aux « seed VC » qui s’intéressent aux débuts des start-ups, Wincek intervient de manière plus traditionnelle, lorsqu’une entreprise a déjà fait ses preuves, généralement à partir de la deuxième année. « On investit dans un nombre plus limité de sociétés que les seed VC mais on entre au capital plus massivement. En moyenne, je m’occupe seulement d’une ou deux sociétés par an », résume cette native de l’Ohio qui a migré vers le Grand Ouest pour faire un diplôme de chimie à l’université de Berkeley puis un MBA à Stanford. « Ici, c’est un écosystème très particulier et Stanford est un peu le cœur de la Vallée. Lorsque j’ai terminé mon MBA, j’ai envoyé mon CV à tous les anciens élèves de l’université qui étaient des venture capitalists. Je n’en suis pas revenue : ils m’ont presque tous répondu et ils voulaient me rencontrer. Le réseau des alumni est vraiment la force de Stanford. »
Roseanne Wincek avance un autre facteur qui, selon elle, caractérise la Silicon Valley : la « scalability ». Difficile à traduire (entre l’économie d’échelle et la capacité à changer d’échelle, en montant en puissance rapidement), le terme résume la force de développement des start-ups californiennes. L’écosystème de la région de San Francisco permet à une entreprise qui a du « potentiel » de croissance (qui est « scalable ») de trouver à la fois les moyens techniques, pour s’adapter au rythme de la demande, et les moyens financiers pour croître rapidement. La masse critique fait le reste : le marché domestique américain compte déjà 320 millions de clients potentiels unis par une même langue et une économie commune. Depuis ce port d’attache californien, carrefour crucial sur le Pacifique au sein d’un État multiethnique et multilinguistique, il est ensuite possible de monter en puissance au niveau international. Cette capacité à changer d’échelle facilement serait donc une donnée essentielle du modèle.
Les investisseurs et les entrepreneurs que j’ai rencontrés dans la Vallée soulignent toutefois que le paysage évolue. « Notre métier est en train de changer », confirme Roseanne Wincek. Qui ajoute : « Il y a une tendance de fond : cela coûte de moins en moins cher de lancer sa start-up, grâce aux logiciels libres et au cloud, et c’est aussi de plus en plus facile de trouver de l’argent. La Silicon Valley connaît actuellement un nouveau boom et le rôle des venture capitalists, qui étaient le rouage de financement essentiel, évolue. » Les smartphones et le marché inépuisable d’applications qu’ils ont engendré transforment aussi la donne. « C’est la folie ici, le nombre de nouvelles boîtes est littéralement insensé, que ce soit à Palo Alto, à Mountain View, sur la Route 101, sur El Camino, à Menlo Park ou à San Francisco », s’extasie Jeff Clavier. Les entrepreneurs auraient à leur disposition une palette d’investisseurs élargie et les business angels, comme les venture capitalists, seraient à la fois plus nombreux et moins indispensables. Des financements en réseau, ou crowdfunding, se multiplient, tout comme les incubateurs qui permettent d’accompagner les nouvelles entreprises à leurs débuts. Les venture capitalists ne disparaîtront pas, mais ils n’ont plus, comme avant, le pouvoir de vie ou de mort sur une start-up. « Il n’y a pas de problème pour trouver de l’argent ici. L’écosystème de la Silicon Valley est désireux de financer les start-ups : c’est ça la force du modèle », analyse Clavier. « Du coup, les entrepreneurs peuvent croire qu’ils peuvent se passer de nous. Mais ils oublient qu’on ne se contente pas de les financer. On les aide dans leur marketing, on leur donne accès à un réseau de professionnels, on intervient dans les ressources humaines, le juridique, le media-training », tente de se rassurer Roseanne Wincek.
L’originalité de la Silicon Valley ? « Je dirais que c’est d’abord la réinvention permanente. On doit toujours innover car la notion de pérennité n’existe pas ici. Rien n’est jamais acquis. Et c’est pourquoi nous sommes tous un peu paranoïaques dans la Vallée », résume Jeff Clavier. Qui cite l’exemple de MySpace qu’on imaginait être plus puissant que Facebook, et qui s’est effondré. Il évoque aussi cette culture spécifique de l’amour du risque en Californie du Nord : « Il y a beaucoup d’échecs ici. Mais ce n’est pas un problème. Si on connaît l’échec, on se relève et on lance une nouvelle start-up. » Et comme si on avait théorisé l’embardée comme modèle économique, on peut échouer, mais il faut échouer vite ! L’expression est à la mode dans la Vallée : « To fail quick. »
« La NSA écoute »
Au centre du complexe : une « Main Street ». Il y a aux États-Unis toute une mythologie autour de la rue principale, celle des « small towns » (les petites villes du Midwest ou de l’Ouest américain), le lieu par excellence de la socialisation et du commerce, symbolisé jusqu’à la caricature par la « Main Street » de Disneyland. Ici, dans ce campus fermé et hautement sécurisé, on n’échappe pas au mythe. Seule différence : le nom. La rue centrale s’appelle « Hacker Way ».
Je suis au siège de Facebook à Menlo Park. On y accède par la Bay Front Expressway, une autoroute de contournement qui longe la baie de San Francisco, puis l’enjambe par un de ces immenses ponts de presque trois kilomètres dont les Américains ont le secret. Contrairement à Google qui est un campus semi-ouvert, le quartier général de Facebook est constitué de sept bâtiments géants, reliés entre eux. Avec dix-neuf entrées officielles, ils forment comme un village du Moyen Âge avec ses enceintes fortifiées, ses remparts extérieurs, et il n’est pas possible d’y accéder sauf si l’on est accrédité.
Une fois à l’intérieur, l’ambiance de Facebook ressemble à celle d’un campus californien. En jean ou survêtement, en tee-shirt et casquette de base-ball, un badge orange d’identification attaché autour du cou, les milliers de salariés – âgés de 27 ans en moyenne – font, avec insouciance, des allers-retours sur Hacker Way, comme s’ils étaient dans une cage dorée. La plupart ont à la main un smartphone, une tablette ou un ordinateur portable, et je constate que les Mac dominent sur les PC (un distributeur automatique permet d’ailleurs de se procurer tous les accessoires Apple). Le wifi est accessible partout, gratuitement, bien que dans l’un des cafés du campus je doive m’identifier en utilisant ma propre page Facebook pour accéder à internet, ce qui génère automatiquement une petite publicité pour ce Philz Coffee sur ma page personnelle – le prix de la gratuité. À quelques mètres, entre deux bâtiments, pour passer de l’un à l’autre, il faut franchir un pont baptisé « Troll Bridge ». Et, un peu excentré du campus, mais ouvert 24 heures sur 24, via l’entrée no 19, un bâtiment entier est réservé au sport.
Dans les étages, l’esprit de la « culture start-up » domine, mélange subtil de créativité et de décontraction : des balançoires, des requins géants qui volent, un baby-foot délaissé, une multitude de graffitis, un Rainbow flag qui flotte. Tout est en open space, les salles de réunion se réservent sur des iPad encastrés, et de nombreux salariés ont troqué leur table de travail traditionnelle pour un « standing desk », un bureau surélevé, derrière lequel on peut se tenir debout, plutôt qu’assis (pour être libre de ses mouvements, jouer plus « collectif » et éviter le mal de dos). Une pancarte met en garde contre tout harcèlement sexuel : « Eye contact = Contact ».
Ici ou là, écrites au marqueur sur des tableaux blancs ou à même les murs, des formules chocs frappent l’esprit : « Change the world », « Is connectivity a human right ? », « Never stop hacking », « Think bigger », « Always challenge the old ways », « Be amazing », ou encore « Innovate or die ». Plus audacieux, il y a même un « NSA wiretap » (la NSA écoute). Les mantras se veulent la signature de la Silicon Valley.



Facebook, c’est aussi la « free food ». Dans les nombreux restaurants du campus, la nourriture est partout gratuite. On commande au self des sushis ou des burritos sans payer, on prend un café, on consomme des sodas, des boissons énergisantes, des confiseries et autres snacks dans les distributeurs automatiques réfrigérés sans avoir besoin de monnaie. « Sur le campus, tout est gratuit, partout, tout le temps. Pour Facebook, l’objectif est de nous faire rester ici le plus longtemps possible. Qu’on s’y sente bien. Mais le problème, justement, c’est qu’on y mange trop ! Un peu plus de frugalité ne nous ferait pas de mal ! Le pressing aussi est gratuit, comme le coiffeur, les bicyclettes, les divertissements ou encore les bus pour venir et repartir. C’est comme si on était sur un campus étudiant éternel ! », décrit Charity Majors, avec qui je déjeune – à l’œil – chez Facebook.
Piercing au sourcil et cinq anneaux aux oreilles, ex-végétarienne qui ne refuse jamais un whisky, Charity incarne l’esprit « start-up » au sein d’une multinationale. Elle porte un hoodie gris comme Mark Zuckerberg : « Ils m’ont donné ça ici. Ils sont putains de cher ces hoodies. Genre 200 dollars. Ils n’ont pas de logo Facebook à l’extérieur, seulement à l’intérieur. C’est réservé aux initiés ! »
Les initiés pourtant, elle ne les aime guère. Surtout les commerciaux qui ne pensent qu’à travers leurs Q1 et leur Q4, les résultats trimestriels, et ne raisonnent que par des analyses SWOT – cette méthode d’évaluation des business schools selon les Forces, les Faiblesses, les Opportunités et les Menaces d’une entreprise. Et alors que passe devant nous un employé en veste de costume, elle me lance : « C’est rare ici les costumes. C’est certain, celui-là n’est pas un développeur, ça doit être un mec du marketing. » L’intéressé a beau porter une veste, il n’en a pas moins, aux oreilles, un casque hi-fi Beats by Dr. Dre !
Charity est née dans l’Idaho, un vaste État peu peuplé du Nord-Ouest des États-Unis. À 16 ans, elle découvre l’informatique et, laissant tomber l’école, elle part pour San Francisco. « J’étais attirée par le climat, la liberté, la culture », me dit-elle. Comme beaucoup dans la Vallée, elle est fière rétrospectivement d’être autodidacte et me dit qu’on ne compte pas le nombre de développeurs à succès qui sont des « college drop out » (ceux qui ont décroché de la fac). Entre le Castro et la Mission, elle découvre la contre-culture californienne : les tatouages customisés et les grunge cover bands ; les rave parties jusqu’au petit matin ; les végétariens, les « veggies », les « vegans » (végétaliens) et même le « gluten free food movement ». Elle observe le folklore local et ses rites de passage : les champignons et l’ecstasy ; les artistes SDF qui jouent de la guitare dans le métro et prennent rendez-vous via un smartphone avec un dentiste accrédité par la municipalité ; les étudiants en « creative writing » qui traînent à la librairie City Lights et se prennent pour les héritiers de la Beat Generation ; les gourous et les voitures électriques ; le mouvement queer et le combat pour le « same-sex marriage » ; les « free kisses » le soir de la pleine lune. « J’étais une sorte de hippie, j’avais des cheveux longs, très longs, et je marchais presque tout le temps nu-pieds, se souvient Charity. Et les gens que je rencontrais me mettaient sur le cul [blow me away] : ils étaient tellement brillants et talentueux et créatifs et artistiques et sophistiqués que je n’en revenais pas d’être avec eux. »
À San Francisco, Charity plonge bientôt dans la communauté tech. Elle traîne avec des gens qui « font des choses », même quand leurs trucs paraissent ennuyeux et « uncool » aux autres. Les databases ? Les discussions sans fin sur les langages de programmation ? C’est ce qu’elle aime. « Je faisais la queue au cinéma et j’entendais les gens bavarder à propos de codes informatiques et de protocoles TCP/IP ! Je devenais folle. J’avais trouvé des gens qui me ressemblaient. »
Naturellement, elle lit aussi, sur le web, TechCrunch, VentureBeat et Wired et tombe amoureuse des codes hackers et des pratiques geeks : les conférences TED, les mashups, pitchcamps et autres hackathons. Elle aime la gouvernance collective des start-ups où tout le monde peut donner son avis dans des « all-hands meetings ». Elle découvre aussi que les femmes sont très peu nombreuses dans ce monde d’hommes. « C’est une culture digitale très masculine. On se croirait encore dans Mad Men », regrette-t-elle.
Du coup, pour se moquer des « singletons » de son âge qui se prennent pour Bridget Jones, ces célibataires trentenaires obsédées par les calories et dévoreuses de livres pratiques « How to », elle prend la tangente et intègre une entreprise « tech ». Elle entre dans le dur en faisant du code. Et découvre qu’internet, en apparence si simple, est techniquement extrêmement complexe. « Une des raisons pour lesquelles il y a peu de femmes dans les start-ups de la Silicon Valley, c’est qu’il y a peu de femmes ingénieurs », soupire-t-elle en me montrant, autour de nous, les salariés de Facebook – majoritairement des hommes.
Bientôt, parce qu’elle a « contracté le virus », elle participe à la création d’une start-up avec des amis et en devient l’une des premières salariées. Son nom : Parse. C’est une plateforme technologique pour aider les développeurs à améliorer leurs applications et à les sauvegarder à distance sur le cloud. Plus de 200 000 start-ups utilisent aujourd’hui Parse à travers le monde. Au cœur du modèle économique de cette société, il y a la connaissance du trafic, la mesure d’audience et l’intégration des apps sur Facebook. Et voilà comment, en avril 2013, dès que le succès s’est vérifié, la firme de Menlo Park a racheté précipitamment Parse pour une somme non divulguée (Charity ne souhaite pas me préciser ce montant mais la presse a parlé de 85 millions de dollars).
Dès lors, l’équipe de Parse déménage sur le campus de Facebook selon le modèle bien rodé du « acqui-hiring » : au lieu de recruter des salariés, une entreprise rachète leur compagnie (un mélange des mots « acquisition » et « hiring », on dit aussi « talent-acquisition » ou « to acqhire »). « Facebook a beaucoup insisté pour qu’on s’installe ici. Ils veulent que les start-ups qu’ils achètent viennent sur le campus, que nous puissions échanger avec les autres, faire partie de l’écosystème Facebook. Vous voyez : nous avons notre demi-étage, nos tee-shirts et même nos coffee mugs », se réjouit Charity, en me faisant visiter les locaux en open space de sa start-up au sein du juggernaut.
L’un des secrets de la Silicon Valley est là : l’imbrication des start-ups et des géants du net. Les passerelles entre les deux mondes sont innombrables : Google, Facebook ou Twitter se développent autant de l’intérieur qu’en acquérant de petites sociétés extérieures. Et le cynisme des dirigeants de ces multinationales aide : « Ils pensent, par principe, que tout s’achète », dit Charity, sans viser personne. En fin de compte, les grandes entreprises ont parfois des difficultés à faire de la recherche et du développement et il est plus facile pour elles d’investir dans une start-up ayant fait la preuve qu’elle savait innover. « Facebook nous a rachetés à la fois pour récupérer nos innovations et pour éviter d’avoir un concurrent », me résume Amy Cole, la vice-présidente d’Instagram.
Sur le campus de Facebook à Menlo Park, je constate qu’il y a des dizaines de start-ups ainsi relocalisées et qui assurent pour le compte de la multinationale une mission d’expérimentation et de prise de risques. Et sur Landings Drive, tout près du quartier général de Google à Mountain View, je vois des dizaines de bâtiments qui abritent, là encore, des centaines de start-ups aux liens complexes et variables avec leur « parent company » (partenariat, entrée au capital, rachat). À côté du siège, baptisé Googleplex, toute une rue est ainsi baptisée Partnerplex, ce qui est sans équivoque. Ce peuvent être de petites sociétés indépendantes à qui un bureau est loué ; des entreprises dans lesquelles Google a investi ; ou des associations à but non lucratif, comme la Khan Academy que je visite et qui est financée par Google. Ce peuvent être aussi des start-ups qui ont été rachetées par le moteur de recherche et sont devenues de petits satellites dans l’écosystème général de Google. Tout le monde emprunte les mêmes bicyclettes colorées, se retrouve au Baysider Café ou sur le terrain de volley-ball (avec du sable de mer véritable). La patrouille de la Google Security, en 4 × 4, surveille l’ensemble de la zone, ses filiales, ses partenaires et tous ses « amis » sans distinction.
« Les grosses sociétés sont perçues comme le mal absolu. C’est “evil” pour beaucoup de monde. Mais il faut reconnaître qu’on a besoin d’elles », souligne le développeur de jeux vidéo indépendant Kyle Gabler. C’est ce que pense également Joshua Torres, un jeune responsable marketing passé par Facebook, Square et maintenant Asana (ces deux dernières start-ups sont « hot » en ce moment dans la Vallée, peut-être parce que Square a été lancée par Jack Dorsey, le cofondateur de Twitter, et Asana par Dustin Moskovitz, celui de Facebook). « La frontière entre les petites compagnies et les grandes se brouille, explique Torres, car les start-ups ont besoin de l’argent des géants du net et ces derniers ont besoin de l’innovation des sociétés plus petites. » Google et Facebook doivent constamment explorer de nouvelles idées et ce sont les start-ups qui s’en chargent. « De leur côté, poursuit Torres, ces start-ups ne sont pas seulement motivées par l’argent, comme on le croit souvent. Ici, à San Francisco, il y a beaucoup d’entrepreneurs un peu fous qui n’ont qu’un seul objectif : créer un monde meilleur. Ça a l’air stupide, mais c’est vrai, c’est vraiment le cas. Ils veulent résoudre des problèmes, trouver des solutions. » Torres ajoute : « Il y en a d’autres qui lancent une compagnie, non pas avec une idée, mais juste pour le plaisir de fonder une compagnie. Ils ont le virus. Je pense que toutes ces sociétés, quelle que soit leur taille, sont “larger than life” : leur ambition dépasse celle des gens qui les fondent. »
Jordan Mendelson est un autre « serial entrepreneur » : il enchaîne les start-ups en série, et me parle de sa dernière création, lorsque je le rencontre dans un café près de Market Street à San Francisco (je n’ai pas très bien compris à quoi sa start-up pouvait bien servir, entre « cloud » et « big data », mais l’idée apparemment l’excite beaucoup). « Il y a start-up et start-up, explique Mendelson. Toutes ne jouent pas dans la même catégorie. Il y en a des grosses qui n’ont déjà plus l’esprit d’innovation des petites et des petites qui tournent à vide. J’ai l’habitude de penser qu’entre un et soixante-dix salariés, on peut parler de start-up, mais quand on n’arrive plus à se souvenir des noms de tous ses employés, quand ce n’est plus une communauté, ça cesse d’être une start-up. » Il ajoute, passablement caféiné : « Tous les entrepreneurs vous le diront, le plus palpitant, c’est le début. Quand on a une idée cool mais pas encore de produit, quand on a décidé de lancer une app ou un “feature” mais qu’on n’a aucun modèle économique, c’est le moment le plus génial. On avait un salarié et tout à coup on en a dix. On n’avait pas d’argent et tout à coup on a des centaines de milliers de dollars. Là, on bande vraiment. C’est comme quand on a 18 ans et qu’on veut tout à coup coucher avec toutes les filles. Une start-up c’est une addiction. C’est comme la première cuite, comme le premier shoot. »
Le contrat de Charity Majors avec Facebook lui impose de rester à Menlo Park pour deux années encore ; une contrainte juridique connue ironiquement dans la Silicon Valley sous le nom de « golden handcuffs » (des menottes en or). Mais la lourdeur de la multinationale lui pèse déjà. Elle me dit, elle aussi, qu’elle a « le virus des start-ups » et se languit déjà de repartir. Pour elle, le succès se mesure dans l’autonomie que l’on a, dans la capacité à maîtriser sa propre histoire. Elle veut réinvestir son argent dans une nouvelle aventure, et c’est cela aussi la Silicon Valley. Charity explique : « Je ne suis pas faite pour les “big companies”. Je ne veux pas être une employée parmi cinq mille. J’aime le chaos et l’incertitude. J’aime la vitesse. J’aime la liberté, l’expérimentation. J’aime quand il n’y a pas d’objectifs, pas de plans “à cinq ans”. J’aime travailler à mon rythme, choisir mes horaires : je ne suis pas une “morning person”. Et en même temps, je suis une obsédée du contrôle : dans une start-up, chaque individu est absolument nécessaire au succès. J’aime les règles que je me fixe moi-même. J’aime quand on n’a plus que le choix entre faire et mourir. J’aime la première fois où l’on croise dans la rue quelqu’un qui porte le tee-shirt de votre start-up. J’aime être galvanisée par la possibilité du succès et terrorisée par le risque de l’échec. » Dans cet immense restaurant au cœur de l’empire Facebook, Charity fait une pause, puis me lance, définitive : « I’m a start-up person. »



Tout est question de géographie. La Vallée reste la capitale mondiale du numérique mais aujourd’hui l’innovation se fait de plus en plus à San Francisco. Des sociétés importantes y ont élu domicile : Dropbox, Nextdoor, Uber, Yelp et Path ont leur siège « downtown » ; Twitter s’est installé sur Market Street alors que Wikipédia, Instagram, Zynga et Airbnb sont à SOMA (South of Market Street). Pour sa part, Yahoo, domicilié dans la Silicon Valley à Sunnyvale, est en train de rapatrier une partie de ses effectifs à San Francisco.
« La culture geek, la culture hacker, la contre-culture, c’est San Francisco. Ceux qui veulent être smart et créatifs viennent ici, dans la capitale des hippies et des gays. Et puis, on a tous plusieurs jobs : un job qui nous fait manger ; une start-up dans laquelle on investit de l’argent ; enfin, à côté, un “side job” plus artistique où l’on investit du temps pour faire vraiment ce qu’on aime. Pas question d’avoir un seul bureau à une heure de route de San Francisco : on veut vivre ici », me dit Lisa Green, une multi-entrepreneuse, que j’interroge dans un restaurant de « fusion food » près du Castro. Elle fait partie, elle-même, des « three business-card persons », comme on dit en Californie du Nord, ces hyperactifs qui cumulent plusieurs jobs et ont, au moins, trois cartes de visite différentes.
Ceux qui aiment la ville n’aiment pas la Silicon Valley. La Vallée est suburbaine, pas urbaine. C’est une « exurb », comme on appelle la deuxième ou troisième couronne de la banlieue, à la périphérie des villes, après la suburb, après la ville, loin de tout. Les jeunes la fuient car le centre-ville est plus cool ; les personnes les plus pauvres aussi pour s’installer dans les quartiers « sensibles » et moins onéreux de East Palo Alto ou les ghettos de Oakland. Car la Silicon Valley est l’une des régions où les inégalités se sont le plus accrues depuis trente ans. Si les géants du net sont perçus à travers le monde comme des idéalistes – ou comme des prédateurs –, ils n’ont pas réussi en tout cas à éradiquer la pauvreté dans la baie de San Francisco. Ils proposent des solutions « scalables » pour tous les problèmes mais n’en offrent aucune à ceux qui n’ont ni smartphone ni argent en poche, à quelques mètres de chez eux.
Les entrepreneurs aussi rechignent à habiter loin de San Francisco et à « commuter », c’est-à-dire à faire des allers-retours chaque jour. Autoroute, GPS et bouchons : ils rejettent cette « car culture » où l’automobile domine tout. « Palo Alto ou Menlo Park sont aujourd’hui hors de prix et il n’y a guère de bureaux disponibles ici. La Silicon Valley est éloignée, difficile d’accès sans voiture. Les jeunes qui lancent des start-ups préfèrent rester dans les quartiers “tech” de San Francisco, comme la Mission, SOMA ou downtown », affirme le venture-capitalist Jeff Clavier, dont le bureau est encore à Palo Alto (mais il doit déménager sous peu « en ville »).
Comme lui, de nombreux développeurs, investisseurs ou entrepreneurs interrogés confirment que les idées de « place », de territoire et de communauté, ont un sens essentiel pour une start-up. « Toutes les entreprises digitales qui réussissent en ce moment, comme Airbnb, Lyft, SnapChat, Path, Yelp ou Nextdoor sont celles qui permettent de connecter les gens entre eux, “in real life” » (IRL, dans la vraie vie), commente Joshua Torres.
Au cœur même de San Francisco et de la Silicon Valley, l’endroit où l’on se trouve, le territoire où l’on vit et le lieu où les gens se rencontrent continuent à avoir de l’importance. « On ne prend pas un café sur Facebook », ajoute Torres. Et le fait que les entrepreneurs débattent pour savoir s’ils doivent installer leur start-up en ville, en zone urbaine, ou dans la Vallée, en zone suburbaine, confirme l’importance de la « place ». La promesse des géants du numérique qui annoncent un monde entièrement globalisé et dématérialisé, où les lieux seraient interchangeables, où les langues et les relations humaines seraient transformées par les connexions généralisées, ne se vérifie pas plus à domicile – à San Francisco – que dans le reste du monde. Tous les internets sont différents, et l’internet californien plus encore que les autres. Il peut bien être « le » modèle, il n’en reste pas moins unique, et difficilement imitable. Les ingrédients qui font la Silicon Valley lui sont propres : les intersections entre le monde de la recherche, celui de la finance et de l’entrepreneuriat, leur porosité et leur perméabilité ; la diversité culturelle et linguistique spécifique de la Californie ; la foi de l’entrepreneuriat, l’évangile de l’entreprise et la tolérance à l’échec ; une certaine éthique protestante du travail et du capitalisme ; un rapport à la richesse qui oscille entre la philanthropie et la cupidité ; le rêve d’une utopie digitale ; l’optimisme ; la masse critique et la « scalability » ; l’instabilité dynamique ; une manière si particulière de vivre à la fois dans sa communauté et de cultiver sa différence ; la « secret sauce » de Stanford ; la contre-culture de San Francisco – tous ces éléments de la Silicon Valley ne sont guère reproductibles ailleurs.
La Vallée, qui est à la fois le passé et l’avenir du numérique – Hewlett-Packard et Square –, prouve paradoxalement, par sa singularité même, que le digital ne peut pas être un phénomène entièrement global. « L’avenir d’internet et des technologies est en train de s’écrire In Real Life. Il s’appuie sur un réseau de personnes que l’on connaît et un territoire qui existe vraiment », confirme le développeur Kyle Gabler. Et parfois, pour pouvoir espérer exister en ligne, il faut même se laisser à aller, dans la vraie vie, un soir d’Halloween, à se déguiser en cornichon.