GASPARD HAUSER
C'est le petit matin. Cinq heures viennent de sonner à la cathédrale de Nuremberg. Il fait déjà clair et beau.
Nuremberg, qui est restée, en cette première moitié du XIXe siècle, une ville musée avec ses magnifiques maisons du Moyen Âge, dort encore, car ce 26 mai 1828 est un lundi de Pentecôte. Hier, c'était la fête; les bourgeois, les artisans, les ouvriers, ont veillé tard, à la maison ou dans les tavernes. Et aujourd'hui, c'est encore fête, alors tout le monde est au lit.
Pas tout le monde, cependant. Rue de la Fosse-aux-Ours, deux cordonniers, Weickmann et Beck, rentrent péniblement chez eux. Ils titubent en chantant sur les mauvais pavés. Pour eux, la nuit a été joyeuse. En bas, la rue débouche sur une place. Soudain, Weickmann s'arrête et agrippe son compagnon par le bras :
— Eh, Franz, tu as vu ?
- Oh, ben ça alors, c'est pas ordinaire !
Ce n'est pas ordinaire, en effet. Debout, au milieu de la place, il y a un jeune homme qui doit avoir environ seize ans. Il est vêtu d'une chemise grise, d'une culotte courte avec des bretelles à la mode allemande, et d'une veste d'étoffe noire. De sa main droite, il tient un grand chapeau le long du corps ; dans sa main gauche, tendue devant lui comme dans un geste d'offrande, il y a une lettre. Mais ce qui frappe, c'est l'immobilité absolue du jeune homme; on dirait une statue, un mannequin de cire. Ses yeux grands ouverts regardent fixement devant lui ; son visage n'a aucune expression.
Les deux hommes s'approchent :
- L'ami! Eh, l'ami!
« L'ami » ne répond pas, ne bouge pas, ne les regarde pas. Alors Weickmann, brusquement dégrisé, prend la lettre et l'ouvre.
Elle est adressée à « Monsieur le Capitaine commandant le 4e escadron de chevau-légers ». Elle est rédigée dans un très mauvais allemand et elle contient ceci :
Très honoré Monsieur le Capitaine,
Je vous envoie un garçon qui voudrait servir fidèlement son roi. Ce garçon m'a été confié en 1812, le 7 octobre. Je suis moi-même un pauvre journalier, j'ai dix enfants. Sa mère m'a confié l'enfant pour son éducation, mais je n'ai pas pu la questionner et je n'ai pas dit au tribunal que le garçon m'a été remis.
Aucun homme ne sait où il a été élevé et lui-même ne sait pas comment ma maison s'appelle. Vous pouvez toujours le lui demander, il ne peut pas le dire. Je lui ai appris à lire et à écrire.
Très honoré Monsieur le Capitaine, vous ne devez pas vous tracasser. Il ne sait pas mon endroit où je suis. Je l'ai conduit au milieu de la nuit. Il ne sait pas le chemin de la maison. Il n'a pas un centime sur lui. Si vous ne le gardez pas, vous pouvez le pendre dans la cheminée.
Il n'y a bien entendu pas de signature. Mais un autre billet est joint au premier. Il est d'une écriture différente :
Le petit a été baptisé sous le nom de Gaspard. Donnez-lui le nom de famille que vous voudrez et daignez prendre soin de lui. Il est né le 30 avril 1812. Je suis une malheureuse fille et je ne peux le garder. Son père est mort.
Ces deux lettres, le capitaine von Wessenig les regarde d'un air maussade. Qu'est-ce que veut dire cette plaisanterie de mauvais goût? Deux pochards qui viennent lui amener un vagabond qui porte une lettre à son nom, c'est un comble! Et un lundi de Pentecôte, par-dessus le marché. Il appelle deux de ses hommes :
— Conduisez-le à la tour!
La tour, un donjon du Moyen Âge au centre de la ville, sert de prison municipale. Elle a d'ailleurs miraculeusement survécu aux destructions de la dernière guerre, et c'est, à Nuremberg, le dernier vestige de cette histoire.
Gaspard reste plusieurs jours dans la tour. Il s'installe dans un coin et il s'amuse tout seul ; il se promène à quatre pattes, il pousse de petits cris, il se sent à l'aise en prison ; il y retrouve visiblement de vieilles habitudes.
Le geôlier, qui est un brave homme, vient le trouver. D'abord, il le questionne : « Comment t'appelles-tu? D'où viens-tu? » Gaspard ne répond pas. Il sourit d'un bon sourire gentil et enfantin. Mais quand le geôlier lui tend une feuille de papier et un crayon, la figure du jeune homme s'illumine. On dirait qu'un déclic se produit en lui. Il prend le crayon et, s'appliquant bien, tirant la langue, il écrit deux mots : Gaspard Hauser...
Très vite, l'étrange découverte de ce jeune homme intrigue les autorités. Au point que le bourgmestre de Nuremberg en personne se rend à la tour pour l'interroger.
L'interrogatoire de Gaspard Hauser est long, difficile, un chef-d'œuvre de patience. Le malheureux a toutes les peines du monde à répondre aux questions et son vocabulaire est terriblement limité - une centaine de mots à peine.