Diagnostic
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Les occasions perdues
Si l'on accepte l'idée que le problème fondamental de la société française est celui de la modernisation de son style de relations humaines, de ses modèles d'autorité, de ses modes de décision collective et de gouvernement 1, l'histoire de ces vingt dernières années n'est qu'une navrante série d'échecs répétés et d'occasions perdues.
Les transformations radicales du monde où nous vivons, que ce soit dans l'ordre des conditions de l'échange économique ou en matière d'emploi, de communication ou de culture, commandent que nous changions nos méthodes et nos perspectives politiques et sociales. C'est ce qu'exprimait de façon confuse mais profonde le psychodrame de mai 1968. Mais les deux décennies qui suivirent cette explosion inattendue recèlent peut-être davantage d'enseignements que l'événement lui-même. Depuis vingt ans, en effet, hommes politiques et technocrates refusent désespérément de s'attaquer à ces problèmes, voire de les poser, révélant ainsi la résistance du système politico-administratif au mouvement naturel de la société.
La stratégie quantitativiste de Georges Pompidou
Au lendemain de la fausse révolution de mai 1968, la droite — ou plutôt le mouvement gaulliste organisé — se vit offrir une chance historique. Non que le raz-de-marée électoral du mois de juin lui eût donné des assises vraiment solides. La Chambre introuvable qui en résulta lui causa plus de problèmes que la répartition habituelle des voix. Mais le pays entier attendait des initiatives, un autre leadership.
Le général de Gaulle, seul véritable homme d'État que la France ait connu durant ce dernier demi-siècle, avait senti que quelque chose avait basculé dans les têtes, et qu'il fallait y répondre. Mais il n'était plus capable d'inventer l'avenir et il choisit la dignité du départ solitaire. Ce fut à Georges Pompidou qu'incomba la responsabilité de trouver la solution de l'énigme posée par une société française devenue « insaisissable ». Pompidou avait toutes les qualités qui font l'homme d'État, sauf une : l'intuition, ce sixième sens, malheureusement pour lui le plus important.
La société française s'était « éclatée » dans une sorte de crise médiumnique, à certains égards absurde et naïve, mais non dépourvue d'un caractère prémonitoire. Elle ne pouvait plus supporter la tension de relations par trop formelles, trop hiérarchiques, trop distantes. Elle aspirait à la rencontre, aux rapports directs, à la simplicité, à la vie. Georges Pompidou traduisit en termes quantitatifs : taux de croissance et hausse du niveau de vie. Il n'était bien sûr pas le seul dans ce cas : il suivait là la pente des syndicalistes et des bureaucrates, de l'élite comme du Français moyen. Mais un homme d'État, au-delà des conformismes, perçoit les contradictions et les retournements qui vont faire les crises de demain, il pressent les risques de déclin que celles-ci peuvent entraîner s'il n'y est pas répondu à temps.
La fermeté de Georges Pompidou au cours de la crise de mai-juin 1968 avait révélé à tous l'excellence du choix qu'avait fait le Général en lui confiant la charge de Premier ministre. Mais les cinq années de sa présidence montrèrent à quel point le Général avait eu également raison, la crise passée, en ne le retenant point. Pompidou était assez homme de culture pour interpréter le phénomène révolutionnaire dans l'ordre des délires existentiels successifs qu'a connus l'histoire occidentale, mais il était incapable d'en comprendre la signification pour ce monde en gestation qu'il réduisait curieusement à ses seules dimensions économique, financière et technique. A une crise structurelle, il crut répondre par un supplément de croissance; à la crise relationnelle, par un supplément de baume social. Seul de tous les hommes politiques français à avoir l'intelligence et la volonté nécessaires pour concevoir et appliquer une stratégie, il choisit une stratégie quantitative, extraordinairement risquée de la part d'un homme aussi prudent. Celle-ci devait succomber au premier choc pétrolier, en 1973, mais elle aurait de toute façon échoué, toutes les analyses tant soit peu sérieuses le montraient, car elle aggravait les problèmes mêmes qu'elle prétendait résoudre.
Convaincu que seul le retard matériel de la société française avait pu engendrer la crise, il choisit non seulement de rejeter toutes les chimères soixante-huitardes qui troublaient alors les meilleurs esprits, ce qui était courageux, mais aussi d'ignorer délibérément les problèmes que ces chimères révélaient, et de resserrer l'emprise des élites technocratiques, seules capables à ses yeux de faire tourner la machine de l'Etat et les grandes entreprises vivant en symbiose avec lui.