PREMIÈRE PARTIE
Les vagabonds de la mémoire
CHAPITRE PREMIER
Maladie d’Alzheimer : mutation de l’être ou maladie dégénérative ?
Compliqué comme interrogation !
La question est difficile car, d’un côté, la maladie d’Alzheimer tue. Rapidement parfois. Tragiquement quand elle frappe des jeunes de moins de 70 ans. Comment oublier cette jolie jeune femme de 29 ans hospitalisée dans notre service, complètement perdue, démente, diminuée comme une petite vieille de 90 ans et qui s’en est allée si vite ? D’un autre côté, la « maladie » d’Alzheimer n’est pas loin d’être, avant toute chose, l’une des formes que peut adopter le vieillissement, comme une métamorphose de l’être, qui plonge le sujet dans un état comprenant toutes les transitions entre normalité et maladie.
La question n’est pas simple et la réponse dépend du point de vue : médical, sociétal, philosophique, culturel, anthropologique, historique, économique, politique… Il faudrait un Prévert pour énumérer tous ces points de vue.
Malheureusement, le processus dégénératif, car c’en est bien un si l’on adopte une position strictement neurologique, entame beaucoup d’autres fonctions. C’est pour cette raison que l’on peut dire aussi qu’en plus d’être un état de vieillissement, c’est une pathologie en soi. Ce qui n’est pas forcément contradictoire – encore une histoire de point de vue. Quand l’idiot du village rendait des services dans les fermes, on ne le considérait pas non plus comme un malade. Mais quand il s’intéressait d’un peu trop près aux filles, genre Des souris et des hommes de Steinbeck, on le déclarait aliéné et on l’internait. Ou bien on le condamnait… Et finalement, malade ou délinquant, il était classé et casé, lui aussi !
À force de médicaliser cet état particulier, même quand il n’existe pas de troubles du comportement, pas de souffrance apparente, ni chez l’intéressé, ni dans l’entourage, alors que, malgré tout, cet état est en principe lié au vieillissement, n’est-on pas en train de confiner ces personnes dans une espèce de ghetto social ?
Ségrégation, avez-vous dit ?
Si l’on regarde les chiffres, on s’aperçoit que de moins en moins de personnes Alzheimer restent chez elles et, de plus en plus, se retrouvent dans les institutions spécialisées conçues pour leur nouvelle condition de déments. C’est pour cette raison d’ailleurs que les places y manquent si vite ! Est-ce bien, est-ce mal ? À chacun de se former son opinion selon sa culture, son histoire, sa tradition familiale ses idées et… sa (dés)espérance…
Notre culture occidentale, contrairement à tant d’autres cultures non industrialisées, n’est-elle pas en train de se priver de toute une fonction sociale qui fut cruellement représentée par cette « toute vieille qu’en finit pas de vibrer et qu’on attend qu’elle crève vu que c’est elle qu’a l’oseille et qu’on n’écoute même pas ce que ses pauvres mains racontent »1 ? Même si on attendait plus ou moins impatiemment, avec plus ou moins de bienveillance qu’elle meure pour toucher l’héritage, il ne serait venu à l’esprit de personne de la flanquer à l’hospice de vieillards. C’était une question de standing, de fierté, de qu’en-dira-t-on aussi, car « ça ne se faisait pas »… chez ces gens-là !
Il faut néanmoins se garder de tomber dans un angélisme passéiste et romantique à la fois. D’un point de vue matériel, les personnes âgées n’ont jamais été aussi bien traitées qu’aujourd’hui. Le minimum vieillesse, les aides à domicile, le portage des repas, les multiples institutions d’hébergement, de vacances, les clubs du troisième âge, l’université tous âges, la carte vermeille, les réductions d’impôts, l’exonération de la redevance télévision… et combien d’autres avantages que nous n’en finirions pas d’énumérer et qui existent bel et bien, même si ce n’est pas le Pérou et qu’il reste tant à faire encore !
En principe, même si certains reportages sensationnalistes et pas toujours très honnêtes tentent de nous faire croire le contraire, dans les pays développés, on ne voit plus ou l’on ne pense plus voir aujourd’hui de vieillards (mal)traités façon Émile Zola ou Eugène Sue. Ce qui n’est pas une raison pour relâcher la vigilance, car la maltraitance prend parfois des masques surprenants.