La Peau de tambour
— Tu vois cette peau de chèvre tendue sur ce châssis de bois ? Eh bien, frappe dessus avec une baguette et tu entendras retentir tous les bruits de la vie !

(Propos émis au cours d'une noce.)
Par un dimanche de mars, sur le tronçon N de la voie ferrée, le matin de bonne heure, on découvrit qu'un rail avait été écarté. Le travail de remise en place qui suivit provoqua un retard de six minutes du train de voyageurs qui passait à cette heure. L'enquête aussitôt diligentée par la direction des Chemins de fer n'aboutit d'abord à aucune conclusion précise. Quelqu'un avait téléphoné, à l'aube, pour avertir que la ligne avait été coupée. L'homme avait ajouté que ce devait être le fait de participants un tantinet éméchés à une noce qui avait eu lieu dans les environs, et qu'il les voyait à présent occupés à réparer leur faute en tâchant de remettre en place le rail qu'ils avaient déplacé durant la nuit. Un machiniste qui avait traversé le secteur avec son convoi après minuit confirma à sa direction que, la veille, non loin de là, s'était bien déroulée une noce avec de très nombreux invités. Les deux fois qu'il était passé cette nuit-là avec son train de marchandises, il avait entendu des roulements de tambour et le charivari des fêtards. Les enquêteurs eurent tôt fait de conclure que, passé minuit, certains convives (on devait apprendre que la plupart d'entre eux étaient des ouvriers mécaniciens), dans leur ébriété, avaient eu apparemment la folle idée de démonter la voie ferrée à proximité de la gare.
En réalité, il en était allé tout autrement.
I
Ce devait être le point de jonction des deux lignes de chemin de fer et c'est pour cette raison, semble-t-il, qu'elle ne portait pas encore de nom. Elle n'avait été mise en service que depuis une semaine. Jusqu'alors, elle en avait porté plusieurs, mais nul n'aurait su dire quelle serait son appellation définitive ; aussi la considérait-on comme n'ayant pas de nom. Cette gare était un peu comme un individu qu'on désigne par différentes épithètes substantivées : le Rouquin, le Pâlichon, le Rougeaud, le Joufflu, sans que personne ne sache au juste son véritable patronyme. Si, au début, elle demeura ainsi sans nom, ou plutôt si elle en porta plusieurs rivalisant entre eux et se neutralisant mutuellement au point de la laisser totalement anonyme huit jours pleins après sa mise en service, ce fut sans doute à cause de la nature de l'endroit qui ne se distinguait par aucun trait particulier. Aucun cours d'eau ni aucune colline en vue. La gare se situait au milieu d'une plaine elle-même dépourvue de nom. Beaucoup se bornèrent donc à l'appeler tout simplement « Gare de la Plaine », mais c'était une dénomination par trop commune. Il n'y avait guère de chances qu'elle se fixât dans les esprits. Il faut dire que plusieurs villages s'égrenaient à l'entour, mais les plus proches en étaient situés à plus ou moins égale distance, si bien qu'aucun ne pouvait prétendre lui imposer son propre nom. Il y avait bien, non loin de là, un monument qui aurait pu lui tenir lieu d'appellation, une teqe entourée de hauts cyprès qui se dressait, isolée, le long d'une route souvent bourbeuse, sillonnée par les profondes ornières qu'y laissaient les roues des chars à bœufs. Et, de fait, bon nombre de campagnards, surtout les plus âgés, se mirent à désigner la petite station comme la « Gare de la Teqe », mais cette dénomination non plus ne fut pas définitivement adoptée. Au fil des jours, on l'employa même de moins en moins.
À un peu plus d'un kilomètre de là, une grande usine était en cours de construction et ses échafaudages, voisins des baraquements en plaques de fibrociment destinés aux ouvriers, prenaient, à la nuit tombante, l'aspect d'un assemblage de lignes dessinant une composition étrange sur l'arrière-plan de la plaine dénudée. Ladite fabrique devait constituer le noyau d'une ville nouvelle dont on envisageait l'édification dans un proche avenir. D'ici quelques années, cette gare, aujourd'hui encore perdue, anonyme, serait celle d'une agglomération importante, bruyante et animée. Mais, pour l'heure, la ville n'existait pas, et une ville qui n'a pas encore vu le jour et ne porte donc aucun nom ne pouvait en prêter un à une gare. Certes, quelque part, dans les bureaux d'études du ministère de l'Urbanisme, des experts (après avoir soigneusement fixé son plan sur ces planches à dessin obliques équipées d'un pantographe) avaient subdivisé cette plaine en friche en grands et petits carrés, puis tracé dessus une forêt de traits et de signes, mais cela s'était produit quelque part dans des bureaux de projets, et la plaine, elle, en ignorait encore tout. Elle avait seulement senti creuser en elle les énormes fondations de l'usine et peser sur son corps la masse écrasante des plaques et blocs de béton qui s'y étaient enfoncés profondément. Quant à la cité future qu'elle était censée porter plus tard sur sa poitrine plate, avec ses immeubles, ses cinémas, ses épiceries et ses rues asphaltées, elle ne l'imaginait même pas.