Ce devait être le point de jonction des deux lignes de chemin de fer et c'est pour cette raison, semble-t-il, qu'elle ne portait pas encore de nom. Elle n'avait été mise en service que depuis une semaine. Jusqu'alors, elle en avait porté plusieurs, mais nul n'aurait su dire quelle serait son appellation définitive ; aussi la considérait-on comme n'ayant pas de nom. Cette gare était un peu comme un individu qu'on désigne par différentes épithètes substantivées : le Rouquin, le Pâlichon, le Rougeaud, le Joufflu, sans que personne ne sache au juste son véritable patronyme. Si, au début, elle demeura ainsi sans nom, ou plutôt si elle en porta plusieurs rivalisant entre eux et se neutralisant mutuellement au point de la laisser totalement anonyme huit jours pleins après sa mise en service, ce fut sans doute à cause de la nature de l'endroit qui ne se distinguait par aucun trait particulier. Aucun cours d'eau ni aucune colline en vue. La gare se situait au milieu d'une plaine elle-même dépourvue de nom. Beaucoup se bornèrent donc à l'appeler tout simplement « Gare de la Plaine », mais c'était une dénomination par trop
commune. Il n'y avait guère de chances qu'elle se fixât dans les esprits. Il faut dire que plusieurs villages s'égrenaient à l'entour, mais les plus proches en étaient situés à plus ou moins égale distance, si bien qu'aucun ne pouvait prétendre lui imposer son propre nom. Il y avait bien, non loin de là, un monument qui aurait pu lui tenir lieu d'appellation, une
teqe entourée de hauts cyprès qui se dressait, isolée, le long d'une route souvent bourbeuse, sillonnée par les profondes ornières qu'y laissaient les roues des chars à bœufs. Et, de fait, bon nombre de campagnards, surtout les plus âgés, se mirent à désigner la petite station comme la « Gare de la
Teqe », mais cette dénomination non plus ne fut pas définitivement adoptée. Au fil des jours, on l'employa même de moins en moins.
À un peu plus d'un kilomètre de là, une grande usine était en cours de construction et ses échafaudages, voisins des baraquements en plaques de fibrociment destinés aux ouvriers, prenaient, à la nuit tombante, l'aspect d'un assemblage de lignes dessinant une composition étrange sur l'arrière-plan de la plaine dénudée. Ladite fabrique devait constituer le noyau d'une ville nouvelle dont on envisageait l'édification dans un proche avenir. D'ici quelques années, cette gare, aujourd'hui encore perdue, anonyme, serait celle d'une agglomération importante, bruyante et animée. Mais, pour l'heure, la ville n'existait pas, et une ville qui n'a pas encore vu le jour et ne porte donc aucun nom ne pouvait en prêter un à une gare. Certes, quelque part, dans les bureaux d'études du ministère de l'Urbanisme, des experts (après avoir soigneusement fixé son plan sur ces planches à dessin obliques équipées d'un pantographe) avaient subdivisé cette plaine en friche en grands et petits carrés, puis tracé dessus une forêt de traits et de signes, mais cela s'était produit quelque part dans des bureaux de projets, et la plaine, elle, en ignorait encore tout. Elle avait seulement senti creuser
en elle les énormes fondations de l'usine et peser sur son corps la masse écrasante des plaques et blocs de béton qui s'y étaient enfoncés profondément. Quant à la cité future qu'elle était censée porter plus tard sur sa poitrine plate, avec ses immeubles, ses cinémas, ses épiceries et ses rues asphaltées, elle ne l'imaginait même pas.