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« Ne pas oublier Kropotkine ! »,
Kafka et le socialisme libertaire
Il est évident que l'on ne peut réduire l'œuvre de Kafka à une doctrine politique, quelle qu'elle soit. Kafka ne produit pas des discours, il crée des personnages et des situations, et exprime dans son œuvre des sentiments, des attitudes, une Stimmung. Le monde symbolique de la littérature est irréductible au monde discursif des idéologies, l'œuvre littéraire n'est pas un système conceptuel abstrait, à l'instar des doctrines philosophiques ou politiques, mais création d'un univers imaginaire concret de personnages et de choses1.
Cependant, cela n'interdit pas d'explorer les passages, les passerelles, les liens souterrains entre son esprit antiautoritaire, sa sensibilité libertaire, ses sympathies socialistes d'un côté, et ses principaux écrits de l'autre. Ce sont là des voies d'accès privilégiées à ce qu'on pourrait appeler son paysage interne.

Les inclinations socialistes de Kafka se sont manifestées très tôt : selon son ami de jeunesse et camarade de lycée Hugo Bergmann, le jeune Kafka portait, pour afficher ses opinions, un œillet rouge à la boutonnière. Leur amitié s'était quelque peu refroidie pendant la dernière année scolaire (1900-1901), parce que « son socialisme et mon sionisme étaient trop forts2 ». Ces désaccords ne les empêchaient pas de réagir de la même façon face au nationalisme germanique. Lorsque, à l'occasion d'une réunion de l'Union des étudiants allemands de Prague dont ils faisaient partie tous les deux, on entonna la rituelle Wacht am Rhein, les deux amis restèrent assis, ce qui leur valut d'être immédiatement mis à la porte3...
De quel socialisme s'agit-il ? Il n'y a aucun témoin pour faire état de liens du jeune Kafka avec la social-démocratie tchèque ou autrichienne. Pas plus d'ailleurs que pour le parti communiste de la nouvelle République tchécoslovaque dans les années d'après guerre – même si l'un des fondateurs de ce parti, Stanislav K. Neumann, connaissait l'écrivain et a publié Le Soutier dans une revue littéraire tchèque en 1920. De toute façon, l'engagement socialiste de Kafka dont parle Bergmann est bien antérieur à octobre 1917.
Il est vrai que Kafka avait manifesté de l'intérêt pour la révolution russe : dans une lettre de septembre 1920 à Milena, il fait référence à un article sur le bolchevisme qui a fait forte impression, précise-t-il, sur « mon corps, mes nerfs, mon sang ». Selon les responsables de la nouvelle édition des lettres à Milena, il s'agit d'un article de Bertrand Russell, intitulé « Sur la Russie bolcheviste », paru dans le Prager Tagblatt du 25 août 1920. Mais Kafka ajoute ceci, qui me semble très important : « À vrai dire, je ne l'ai pas pris exactement tel qu'il est là, j'ai commencé par le transposer pour mon orchestre. » Une remarque qui s'applique, de façon générale, aux « influences » reçues par Kafka : il ne s'agit jamais d'une réception passive, mais toujours d'une réélaboration sélective, d'une « mise en musique » singulière4. Voyons ce que contient l'article de Bertrand Russell, pour mieux comprendre la prise de position de Kafka. Ce texte – le premier d'une série de cinq publiée par le périodique The Nation de Londres en juillet-août 1920 – tente d'esquisser un bilan équitable du pouvoir soviétique, en soulignant aussi bien le dévouement des bolcheviks – qu'il compare aux puritains de Cromwell par leur « combinaison de démocratie et de foi religieuse » et par leur « inflexible objectif politico-moral » – que leurs tendances dictatoriales et leur intolérance. Dans sa lettre à Milena, Kafka explique qu'il a supprimé la fin de l'article, parce qu'elle contient des accusations qui ne lui semblent pas justifiées. Lesquelles ? Russell critique, dans le dernier paragraphe de l'article, ce qu'il appelle les tendances impérialistes des bolcheviks lors de la reconquête de la Russie asiatique, et il prévoit que bientôt leur pouvoir ressemblera à « n'importe quel autre gouvernement asiatique ». C'est cela qui a paru hors sujet à Kafka : ce sont des accusations « qui ne sont pas à leur place dans cet ensemble5 ».
Son point de vue se précise dans une autre lettre à Milena, quelques semaines plus tard : « Je ne sais pas si tu as compris ma remarque sur le bolchevisme. Ce que lui reproche l'auteur justifie à mes yeux la plus haute louange qu'on puisse décerner ici-bas (höchste auf Erden mögliche Lob6). » À quelle critique de Bertrand Russell fait-il référence ? Pas à celle du paragraphe supprimé, puisque Milena ne le connaissait pas, mais plutôt à un argument plus général dans l'article. Le philosophe anglais trouvait beaucoup de choses à reprocher aux communistes russes, mais ce qui lui semblait le plus dangereux était leur projet d'extension de la révolution à l'échelle mondiale, leur internationalisme fanatique : « Le vrai communiste est entièrement international. Lénine, par exemple, [...] n'est pas plus concerné par les intérêts de la Russie que par ceux d'autres pays ; la Russie est, en ce moment, le protagoniste d'une révolution sociale, et, en tant que telle, a une valeur pour le monde, mais Lénine serait prêt à sacrifier la Russie plutôt que la révolution, si ce choix alternatif devait se présenter7. » En d'autres termes, ce qui semble à Kafka digne d'éloge chez les révolutionnaires russes, c'est précisément ce que leur reproche Russell, leur engagement radicalement internationaliste. Nous verrons que cette sensibilité « socialiste cosmopolite » de Kafka est confirmée par certains témoignages8.