La Fille d'Agamemnon
Des trois textes conçus au milieu des années 80 et constituant une attaque directe contre la dictature, La Fille d'Agamemnon fut peut-être, pour son auteur, le plus dangereux, tant il exposait au grand jour les rouages du système en place. Ismail Kadaré prit des notes dès 1984 pour ce court roman qu'il écrivit au fil de l'année suivante, en parallèle à L'Ombre et peu avant L'Envol du dernier migrateur, autres fictions particulièrement corrosives, bien faites pour attirer de graves ennuis à leur auteur. Kadaré cacha une partie de La Fille d'Agamemnon dans l'épais Concert en fin de saison, encore à l'état de manuscrit ; puis son éditeur français réussit à faire sortir le texte d'Albanie. La Fille d'Agamemnon appartint dès lors au petit ensemble de textes que Claude Durand avait pour mission de publier en France au cas où il arriverait malheur à leur auteur.
Aujourd'hui, ce roman se présente comme la première pièce d'un diptyque dont le second pendant est un texte plus conséquent, Le Successeur. Suzana, personnage central qui n'est présent que par les pensées du narrateur, assure le lien avec Le Successeur où elle réapparaîtra, et dont un chapitre assure le rôle de « sas » entre ces deux modules. En 1985, si Ismail Kadaré avait déjà en tête l'idée du Successeur, il ne songeait pas un instant que La Fille d'Agamemnon s'intégrerait dans un diptyque ; l'idée a germé quand il écrivit Le Successeur, une bonne quinzaine d'années plus tard, si bien que le premier élément du diptyque a été conçu dans une atmosphère politique toute différente de celle du second, rédigé bien après la chute du communisme, pour partie à Tirana, pour partie à Paris. Il serait pourtant difficile à un lecteur non averti de dire qu'autant d'années séparent ces deux livres, le climat du Successeur rappelant à certains égards L'Hiver de la grande solitude, voire Concert en fin de saison…
Le titre initial du présent roman devait être La Fille puînée d'Agamemnon, censé attirer spécifiquement l'attention sur Iphigénie, car il y est question d'un sacrifice ; la fille d'un dirigeant de l'Est doit accepter de renoncer à l'amour de sa vie pour ne pas entraver l'ascension de son père, élevé à la dignité de successeur… On verra dans la seconde partie du diptyque combien le sacrifice de l'Iphigénie rouge s'est avéré vain, car son père, au bord de l'abîme politique, se « suicide », et tout le clan tombe en disgrâce ; dans l'histoire récente de l'Albanie, un des fils du Premier ministre Mehmet Shehu fut contraint de renoncer à ses fiançailles pour sauver la carrière politique de son père, mais cela ne put empêcher la tragédie finale, en décembre 1981. Ce n'est pas tant le sacrifice d'une Iphigénie version XXe siècle qui compte aux yeux de l'auteur, que la peinture qu'il fait d'un léviathan : l'État. Ce qu'il décrit dans ces pages, c'est le cœur du système totalitaire, et en premier lieu un de ses rouages essentiels, le sacrifice, l'appel des dirigeants au sacrifice de leur peuple. Kadaré a montré ailleurs, dans des essais, en quoi la dureté d'Agamemnon, prêt à renoncer à sa fille pour obtenir les faveurs des dieux, résonnait dans l'histoire des pays de l'Est ; Staline n'avait-il pas « sacrifié » un de ses fils aux mains des Allemands, pour obtenir du peuple et de l'armée soviétiques qu'ils se sacrifient eux aussi ?
Il est question d'autre part dans ce roman d'une légende albanaise, celle du « teigneux dans le monde d'en bas » , que Kadaré convoquera de nouveau lorsqu'il écrira Invitation à l'atelier de l'écrivain, puis L'Aigle. C'est avec La Fille d'Agamemnon qu'elle apparaît pour la première fois dans son œuvre, en projetant une lumière crue sur la galerie de personnages invités au défilé du Premier Mai à Tirana. Dans une ambiance festive et printanière, la musique, la couleur vive des banderoles, les portraits géants et les sourires de mise, en somme tout ce qui concourt à « l'euphorie engendrée par la proximité du pouvoir » dissimule les blessures intérieures des uns et des autres, leurs rancunes et leurs souffrances, les concessions qu'ils ont dû faire pour « remonter d'en-bas », tenter d'émerger de leurs enfers. On pense à la nouvelle de Buzzati où un homme contemple un jardin dans sa paix crépusculaire, se croyant devant un lieu apaisé alors que s'y trament au même instant d'horribles crimes entre insectes. Quelle vie assortie de quels drames conduit tel ou tel personnage à la tribune du Premier Mai ? Comment parvient-on là, à quel prix ?