couverture

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Photo de couverture : Mike Hill / Getty Images

L’édition originale de cet ouvrage a paru en langue anglaise chez Little, Brown and Company, Hachette Group Book, New York, sous le titre :

BEAUTIFUL DARKNESS

© 2010 by Kami Garcia and Margaret Stohl.

© Hachette Livre, 2010 pour la traduction française.

Hachette Livre, 43 quai de Grenelle, 75015 Paris.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Luc Rigoureau

ISBN : 978-2-012-02214-0

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949
sur les publications destinées à la jeunesse

Pour Cécile Térouanne
et notre famille française
d’Hachette Jeunesse.

On pardonne aisément à l’enfant
qui a peur du noir.
La vraie tragédie de la vie,
c’est quand les hommes ont peur de la lumière.

Platon

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J’avais cru que notre bourgade, perdue en pleine cambrousse de Caroline du Sud et embourbée dans la vase de la vallée de la rivière Santee, était le centre de nulle part ; que c’était un bled où il ne s’était jamais rien passé, et où rien ne changerait jamais. À l’instar de la veille, le soleil impassible se lèverait et se coucherait sur Gatlin sans que ne serait-ce qu’une brise se donne la peine de frémir. Demain, comme tous les jours depuis plus d’un siècle, mes voisins se balanceraient sur les rocking-chairs de leur véranda, tandis que, pareils à des glaçons, touffeur, commérages et intimité fondraient dans leur thé sucré. Par ici, les traditions étaient tellement une tradition qu’il était difficile de les distinguer, enchevêtrées qu’elles étaient dans tout ce que nous faisions ou, plus souvent, ne faisions pas. Naissances, mariages ou funérailles, les chœurs méthodistes ne cessaient de chanter.

Les dimanches étaient consacrés à la messe, les lundis aux courses dans la seule épicerie du coin, le Stop & Shop, astucieusement surnommé le Stop & Steal1. Le reste de la semaine impliquait beaucoup de rien et encore une part de gâteau si vous aviez la veine de vivre avec quelqu’un comme la gouvernante de ma famille, Amma, qui remportait tous les ans le premier prix au concours de pâtisserie de la foire du comté. La vieille Mlle Monroe continuait d’enseigner le cotillon, le doigt vide – elle n’en avait que quatre – de sa main gantée de blanc voletant au rythme des chassés qu’elle apprenait aux débutantes. Maybelline Sutter coupait toujours les cheveux au Snip ’n’ Curl, bien que, au tournant de ses soixante-dix ans et quelques, elle soit devenue presque aveugle et ait désormais tendance à oublier la moitié du temps de fixer un sabot à sa tondeuse et à vous tailler une rayure blanche de mouffette sur la nuque. Carlton Eaton ne manquait jamais, qu’il pleuve ou qu’il vente, d’ouvrir votre courrier avant de le distribuer. Quand les nouvelles étaient mauvaises, il vous les annonçait en personne. Il était tellement préférable de les apprendre de la bouche d’un de vos semblables.

Cette ville nous possédait, ce qui était bien et mal à la fois. Elle connaissait la moindre parcelle de nous, nos moindres péchés, secrets et cicatrices. Voilà pourquoi la plupart de ses habitants n’avaient jamais pris la peine de la quitter, et que ceux qui s’en allaient ne revenaient pas. Ce qui aurait été mon cas, cinq minutes après avoir décroché mon bac, si je n’avais pas rencontré Lena. Pour sûr, j’aurais décampé.

Sauf que j’étais tombé amoureux d’une Enchanteresse.

Grâce à elle, j’avais découvert un autre monde sous les fissures de nos trottoirs bosselés. Un univers qui avait toujours existé, caché en plein soleil. Le Gatlin de Lena était un endroit où se produisaient des événements incroyables et surnaturels, des événements qui bouleversaient votre vie.

Qui y mettaient un terme, parfois.

Tandis que les gens normaux étaient occupés à bouturer leurs rosiers ou à aller chercher des pêches mangées par les vers depuis belle lurette au kiosque installé sur le bord de la route, les Enchanteurs de la Lumière et ceux des Ténèbres, tous doués d’un talent unique et puissant, se livraient une éternelle guerre civile sur un champ de bataille magique où il ne fallait pas espérer voir un drapeau blanc se lever. Le Gatlin de Lena abritait des démons et des périls, ainsi qu’une malédiction qui frappait sa famille depuis plus d’un siècle. Et plus je m’étais rapproché d’elle, plus son Gatlin s’était confondu avec le mien.

Quelques mois auparavant, j’avais cru notre bourgade immuable. Maintenant que j’avais ouvert les yeux, je regrettais presque que ce ne soit pas le cas.

Parce que, à la seconde où je m’étais épris d’une Enchanteresse, aucun de ceux que j’aimais n’avait plus été en sécurité. Lena pensait qu’elle était la seule à être maudite. Elle se trompait.

À présent, nous l’étions tous les deux.

1. Soit « Stoppe et pique ». (Toutes les notes sont du traducteur.)

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La pluie dégoulinant par-dessus la bordure du plus joli chapeau noir d’Amma ; les genoux nus de Lena s’écrasant sur la boue épaisse entourant la fosse ; les fourmillements de ma nuque que provoquait la trop grande proximité de créatures appartenant à la même espèce que Macon : des Incubes, démons qui se nourrissaient des souvenirs et des mémoires des Mortels de mon acabit pendant leur sommeil ; le son, unique en son genre, qu’ils émettaient lorsqu’ils éventraient l’ultime morceau de ciel sombre et disparaissaient, juste avant l’aube, telle une volée de corbeaux noirs décollant d’une ligne électrique dans une harmonie parfaite.

C’étaient les funérailles de Macon.

J’en avais mémorisé les détails comme si elles s’étaient déroulées hier, bien qu’il soit tout bonnement difficile de croire qu’elles avaient eu lieu. Les enterrements ont tendance à vous jouer pareils tours. La vie aussi, j’imagine. On occulte complètement les événements importants, mais les petits hasards et les événements de second ordre vous hantent, ne cessant de se rejouer dans votre esprit.

Mes souvenirs : Amma me réveillant dans l’obscurité matutinale pour me traîner à Son Jardin du Repos Éternel avant le lever du soleil. Lena, pétrifiée et brisée, désireuse de pétrifier et de briser tout ce qui se trouvait alentour. Le ciel sombre et, représentant une bonne moitié de l’assistance, ceux qui n’avaient rien d’humain.

Derrière ces apparences subsistait cependant une chose que je n’arrivais pas à raviver. Elle se rappelait à moi, rôdant au fond de mon cerveau. Depuis l’anniversaire de Lena, sa Seizième Lune, la nuit du décès de Macon, j’avais essayé d’y réfléchir. En vain.

Ma seule certitude, c’est qu’il s’agissait d’un truc dont il était indispensable que je me souvienne.

Le matin des obsèques était d’un noir d’encre, mais des rayons de lune transperçaient les nuages et illuminaient ma fenêtre ouverte. Ma chambre était glaciale, ce dont je me fichais comme d’une guigne. Depuis que Macon était mort, je laissais volontairement mes carreaux béants la nuit, comme s’il risquait de débouler dans ma piaule, de s’installer sur mon fauteuil tournant et de passer un moment avec moi.

M’est revenue en mémoire la nuit où je l’avais découvert debout près de la croisée. C’est là que j’avais appris ce qu’il était. Ni un vampire ni quelque monstre mythologique tiré d’un livre, contrairement à ce que j’avais soupçonné ; juste un démon, un vrai. Un qui aurait pu choisir de s’abreuver à mon sang, qui avait toutefois préféré se contenter de mes songes. Macon Melchizedek Ravenwood. Ce Vieux Fou de Ravenwood, le reclus de la ville, pour les gens du coin ; et l’oncle de Lena, son père de substitution, le seul qu’elle a jamais connu.

Je m’habillais quand j’ai senti le tiraillement intérieur et la tiédeur m’indiquant que Lena était là.

L ?

Pour me parler, elle s’adressait aux tréfonds de mon esprit ; plus proche de moi que quiconque, et plus loin. Grâce au Kelting, le Chuchotement, notre mode de communication muet. La langue que les Enchanteurs comme elle connaissaient depuis bien avant que ma chambre ait été décrétée sise au sud de la ligne Mason-Dixon2. Le Kelting était l’idiome secret de l’intimité et de la nécessité, né à une époque où la différence pouvait conduire au bûcher. Un langage auquel je n’aurais pas dû avoir accès, puisque j’étais un Mortel. Pour une raison inexplicable, je le pratiquais cependant, et c’était le moyen que Lena et moi utilisions pour exprimer le non-dit et l’indicible.

Je ne peux pas. Je refuse d’y aller.

Oubliant ma cravate, je me suis rassis sur mon lit. Les ressorts de l’antique sommier ont gémi sous mon poids.

Il le faut. Tu ne te le pardonneras pas, si tu n’y vas pas.

Pendant un instant, elle n’a pas moufté. Puis :

Tu ne sais pas ce que ça fait.

Si.

Je n’avais pas oublié le jour où j’avais occupé la place de celui qui, rivé à sa couche, a peur de se lever, peur d’enfiler son costume, peur de rejoindre le cercle de prières, peur de chanter Abide with Me3 puis de participer au cortège lugubre des phares d’auto à travers le cimetière de Gatlin afin d’y ensevelir sa mère. J’avais redouté que le cérémonial ne rende réelle sa disparition. Bien que je ne supporte pas de repenser à ces moments-là, j’ai ouvert mon esprit afin de les montrer à Lena…

Tu ne te sens pas la force d’y aller, sauf que tu n’as pas le choix, car Amma, la main sur ton bras, te conduit à la voiture, au banc d’église, au pitoyable défilé. Bien que bouger soit douloureux comme si tu étais en proie à une drôle de fièvre. Tes yeux se posent sur les lèvres qui marmonnent devant toi, mais tu n’entends rien de ce qu’elles disent. Le hurlement qui a envahi ton crâne étouffe les autres sons. Alors, tu les laisses mettre leurs mains sur ton bras, tu montes dans la bagnole, et ça passe. Tu survis, pour peu que quelqu’un t’assure que tu survivras.

J’ai enfoui ma tête entre mes doigts.

Ethan…

Je te jure que tu en es capable, L.

J’ai fourré mes poings sur mes yeux, les en ai retirés, mouillés. Allumant la lampe de chevet, j’en ai fixé l’ampoule nue, refusant de cligner des cils avant d’avoir tari les larmes à leur source.

J’ai peur, Ethan.

Je serai tout à côté de toi. Je ne m’éloignerai pas.

J’ai recommencé à me débattre avec ma cravate. Lena n’a rien ajouté, ce qui ne m’a pas empêché de deviner sa présence, à croire qu’elle était installée dans un coin de la pièce. La maison me donnait l’impression d’être vide depuis le départ de mon père. J’ai entendu Amma marcher dans le couloir. La seconde suivante, elle s’est encadrée sur le seuil de ma porte. Elle tenait son sac à main du dimanche. Ses prunelles sombres ont fouillé les miennes, sa minuscule stature – elle ne m’arrivait pas à l’épaule – m’a paru immense. Elle était la grand-mère que je n’avais jamais eue, et la seule mère qui me restait désormais.

J’ai contemplé la chaise vide près de la fenêtre, celle sur laquelle, un peu moins d’un an auparavant, elle avait déposé mon beau costume, puis je me suis retourné vers l’ampoule nue de ma table de nuit. Amma a tendu la main, je lui ai donné ma cravate. Parfois, j’avais le sentiment que Lena n’était pas la seule à pouvoir décrypter mes pensées.

J’ai offert mon bras à Amma pour escalader la colline boueuse de Son Jardin du Repos Éternel. Le ciel était gris, et la pluie s’est mise à tomber avant que nous ayons atteint la crête. Amma portait sa robe de deuil la plus élégante et un chapeau à large bord qui protégeait son visage des gouttes, excepté là où dépassait un pan de son col en dentelle blanche, retenu par son plus joli camée en signe d’hommage. Je l’avais vue dans une tenue identique au mois d’avril précédent, comme j’avais senti ses gants de cérémonie sur mon bras, m’aidant déjà à grimper ce coteau. Aujourd’hui, j’aurais été incapable de dire lequel de nous deux soutenait l’autre.

Au regard des sentiments qu’avaient nourris à son encontre les habitants de la ville, je ne comprenais toujours pas pourquoi Macon avait tenu à être inhumé au cimetière de Gatlin. Mais, d’après Bonne-maman, la grand-mère de Lena, il avait laissé des instructions précises sur son souhait d’être enseveli ici. Il avait en personne acquis la concession, des années plus tôt. La parentèle de Lena n’avait pas eu l’air d’être très heureuse de ce choix ; Bonne-maman avait mis le holà à la fronde et, comme dans toutes les bonnes familles du vieux Sud, la décision de Macon avait été respectée.

Lena ? Je suis arrivé.

Je sais.

J’ai deviné que le son de ma voix l’apaisait, presque autant que si je l’avais prise par les épaules. J’ai levé les yeux vers le sommet de la colline, où devait se trouver le dais accueillant la cérémonie. Cet enterrement allait ressembler à n’importe quel autre enterrement à Gatlin, ce qui était ironique, puisqu’il s’agissait de Macon.

Le jour ne pointait pas encore, et j’ai eu du mal à distinguer des formes lointaines, inclinées, uniques. Les rangées anciennes et inégales des minuscules pierres tombales se dressant au-dessus des sépultures d’enfant ; les cryptes, envahies par les mauvaises herbes, de dynasties oubliées ; les obélisques blancs en ruine, marqués de petites croix en laiton honorant la mémoire des soldats confédérés tombés au champ de bataille. Même le héros Jubal A. Early, dont la statue dominait la Pâture du général, au centre-ville, reposait ici. Nous avons contourné le caveau des Moultrie (une branche secondaire de la famille du général de la guerre de Sécession), qui existait depuis si longtemps que le tronc lisse du magnolia poussant à sa lisière avait colonisé la plus grande des stèles, rendant ces défunts presque anonymes.

Mais néanmoins glorieux. Tous l’étaient, car nous atteignions la partie la plus ancienne du cimetière. Ma mère m’avait expliqué un jour que le moindre nom gravé sur n’importe quelle vieille tombe de Gatlin était gratifié de l’expression « disparu dans la gloire de Dieu ». Toutefois, au fur et à mesure que nous nous rapprochions, et que mes yeux s’habituaient à l’obscurité, j’ai compris où nous menait le sentier de graviers boueux que nous suivions. Je me suis rappelé l’endroit exact où il longeait le banc du souvenir en pierre installé sur la pente herbeuse plantée de magnolias. Je me suis rappelé mon père assis sur ce banc, incapable de parler ou de bouger. Mes pieds, qui avaient réalisé la même chose que moi, ont refusé d’avancer : le Jardin du Repos Éternel de Macon n’était qu’à un magnolia de celui de ma mère.

« Les chemins sinueux sont droits entre nous deux. »

C’était un vers idiot d’un poème encore plus idiot que j’avais composé pour Lena à l’occasion de la Saint-Valentin. Sauf qu’ici, dans le cimetière, il prenait toute sa réalité. Qui aurait pu prédire que nos parents, du moins ce qui s’en rapprochait le plus en ce qui concernait Lena, seraient voisins de tombe ?

Prenant ma main, Amma m’a entraîné vers le vaste emplacement acheté par Macon.

— Viens, mon garçon.

Nous avons franchi la rambarde noire nous arrivant à la taille, ornement qui, à Gatlin, était réservé aux concessions les plus chic. Un peu comme les palissades en bois blanc des demeures imposantes, mais pour les morts. D’ailleurs, il arrivait que ces périmètres soient des palissades en bois blanc. Celle-ci était en fer forgé, et il fallait en pousser le portillon de guingois pour fouler l’herbe trop haute du terrain. Ce dernier paraissait, à l’instar de Macon lui-même, générer une atmosphère bien particulière.

À l’intérieur, alignés d’un côté du cercueil ouvragé noir sous un dais noir, nous attendaient les membres de la famille de Lena : Bonne-maman, tante Del, oncle Barclay, Reece, Ryan et la mère de Macon, Arelia. Face à eux, un groupe d’hommes et une femme en longs manteaux sombres se tenaient à bonne distance tant de la bière que de la tente, épaule contre épaule. Exposés à la pluie mais complètement secs. La scène évoquait un mariage avec, de part et d’autre de l’allée centrale de l’église, les parents de la mariée et ceux du promis, pareils à deux clans rivaux. Au pied du catafalque, un vieillard flanquait Lena. Amma et moi nous sommes placés à l’extrémité opposée, à la limite de l’auvent.

Raffermissant sa prise autour de mon bras, Amma a sorti de son corsage l’amulette en or qu’elle ne quittait jamais et l’a frottée entre ses doigts. Ma gouvernante était plus que superstitieuse. C’était une Voyante, la descendante d’une lignée de femmes qui tiraient les tarots et communiquaient avec les esprits. Elle possédait un gri-gri ou une poupée pour à peu près tout. Ce talisman-ci était un bouclier protecteur. J’ai toisé les Incubes, l’averse qui dégoulinait sur eux sans laisser de trace, et j’ai croisé les doigts pour qu’ils soient de l’espèce qui ne se nourrissait que de rêves.

J’ai tenté de détourner les yeux, ça n’a pas été aisé. Comme tous les prédateurs dignes de ce nom, les Incubes avaient un magnétisme qui, telle une toile d’araignée, attirait leurs victimes. Dans l’obscurité, on ne distinguait pas leur prunelles noires, et ils ressemblaient presque à des personnes normales. Quelques-uns parmi eux étaient habillés comme l’avait toujours été Macon : costume sombre et pardessus onéreux. Un ou deux, en jean et chaussures de sécurité, les mains fourrées dans les poches de leur veste, avaient plutôt la dégaine d’ouvriers du bâtiment en route pour une bière consolatrice après une journée de labeur. La femme était sans doute un Succube. J’avais découvert l’existence de ces créatures au fil de mes lectures, des BD surtout. J’avais cru qu’elles relevaient de contes de bonnes femmes, comme les loups-garous. Je m’étais leurré, cependant, car celle-ci, à l’image de ses compagnons, affrontait la pluie sans être mouillée.

Les Incubes formaient un sacré contraste avec la parentèle de Lena, dont les membres étaient vêtus d’un tissu noir iridescent qui captait la rare lumière de cette heure, la réfléchissant au point de donner l’impression qu’ils en étaient la source. Je les voyais ainsi pour la première fois, et c’était un spectacle étrange, notamment quand on songeait au code vestimentaire strict imposé aux femmes du Sud lors des funérailles.

Lena séparait les deux camps. Son allure évoquait tout sauf la magie. Debout devant le catafalque, elle y avait posé les doigts, à croire que Macon lui tenait la main. Bien qu’habillée dans le même matériau luisant que le reste de la famille, sa tenue pendouillait sur elle comme une ombre. Ses cheveux bruns étaient noués en un chignon sévère, et pas une de ses fameuses boucles rebelles ne s’en échappait. Elle paraissait détruite et décalée, comme si elle s’était placée du mauvais côté du cercueil.

Comme si elle s’était fourvoyée du mauvais côté de l’allée centrale de l’église.

Lena ?

Elle a relevé le menton, son regard a croisé le mien. Depuis son anniversaire, depuis que l’un de ses iris avait viré au doré cependant que le second restait vert foncé, les deux nuances s’étaient combinées pour créer une teinte qui ne ressemblait à rien de ce que je connaissais. Presque noisette parfois, d’un or artificiel à d’autres moments. Pour l’instant, ses yeux, ternes et tristes, étaient plutôt noisette. Ça m’a brisé le cœur. J’ai eu envie de la prendre dans mes bras et de l’emporter loin d’ici.

Je peux aller chercher la Volvo, nous roulerons jusqu’à la côte, jusqu’à Savannah. Nous nous planquerons chez ma tante Caroline.

J’ai avancé d’un pas. Sa famille étant agglutinée autour de la fosse, il m’était impossible d’atteindre Lena sans traverser la rangée d’Incubes, ce qui était le cadet de mes soucis.

Ne bouge pas, Ethan ! C’est dangereux…

Un grand Incube, dont un pan du visage était marqué d’une cicatrice pareille à celle laissée par l’agression d’un animal sauvage, s’est tourné pour me contempler. L’air entre nous a paru se rider – un galet que j’aurais jeté dans les eaux paisibles d’un lac, puis l’onde de choc m’a frappé, me coupant le souffle à la manière d’un coup de poing au plexus, mais je n’ai pas réagi, car j’étais paralysé, les membres soudain engourdis et inutiles.

Ethan !

Amma a froncé les sourcils. Avant qu’elle ait esquissé un geste, le Succube a posé la main sur l’épaule du Balafré et l’a serrée presque imperceptiblement. Aussitôt, j’ai été libéré de la constriction qu’il exerçait sur moi, et le sang s’est remis à circuler dans mes veines. Amma a adressé un hochement de tête reconnaissant à l’inconnue, mais la femme à la longue chevelure et au manteau encore plus long l’a ignorée et s’est à nouveau fondue dans le rang de ses semblables. L’Incube scarifié m’a fait un clin d’œil. Les mots n’ont pas été nécessaires pour que je capte le message : « On se revoit dans tes rêves. »

Je retrouvais à peine mon souffle lorsqu’un gentleman chenu en costume suranné et lavallière ruban s’est avancé au-devant du catafalque. Ses prunelles sombres tranchaient sur la neige de ses cheveux, lui donnant l’allure d’un sinistre personnage tiré d’un vieux film en noir et blanc.

— L’Enchanteur des Fosses, a murmuré Amma.

Je l’aurais plutôt qualifié de simple fossoyeur. Après qu’il a eu effleuré le bois de la bière, la croix sur le couvercle s’est mise à briller d’une lueur dorée. On aurait dit une sorte de blason, tels ceux qu’on voit dans les musées ou les châteaux. Dessous étaient sculptés un soleil et un croissant de lune.

— Macon Ravenwood, de la Maison des Ravenwood, du Corbeau et du Chêne, de l’Air et de la Terre, des Ténèbres et de la Lumière.

Il a ôté sa main, et la clarté a suivi, replongeant le cercueil dans l’obscurité.

— Est-ce Macon ? ai-je chuchoté à Amma.

— La lumière est symbolique. Cette boîte est vide. Il ne restait rien à enterrer. C’est comme ça que ça se passe, avec les êtres comme Macon. « Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière4. » Comme nous. Simplement, pour eux, ça va beaucoup plus vite.

De nouveau, la voix du maître de cérémonie a retenti :

— Qui consacre cette âme à L’Autre Monde ?

La famille a fait un pas en avant et, excepté Lena, qui fixait le sol, a répondu à l’unisson :

— Nous.

— Nous aussi, ont renchéri les Incubes en se rapprochant à leur tour.

— Qu’il s’exile alors vers l’au-delà. Redi in pace, ad Ignem Arum ex quo venisti.

L’officiant a soulevé le faisceau lumineux très haut audessus de sa tête, où il a flamboyé.

— Va en paix, retourne au Feu Ténébreux d’où tu viens, a-t-il répété, en anglais cette fois.

Il a projeté la lumière vers le ciel, et des étincelles sont retombées en pluie sur le cercueil dont elles ont incendié le bois. Comme s’ils réagissaient à un signal, les parents de Lena et les Incubes ont brandi les mains, lançant de menus objets argentés pas plus gros que des pièces de vingt-cinq cents qui ont également dégringolé sur la bière, au milieu des flammes dorées. Le ciel avait commencé à changer de couleur, le noir de la nuit passant au bleu qui précède le lever du soleil. J’ai tenté de distinguer ce qu’étaient les offrandes, mais il faisait encore trop sombre.

His dictis, solutus est. Par ces mots, il est libre.

Un halo d’un blanc presque aveuglant émanait du cercueil, à présent. J’avais du mal à apercevoir l’Enchanteur des Fosses à quelques pas de moi, comme si sa voix nous avait transportés ailleurs, que nous n’étions plus au bord d’une tombe, à Gatlin.

Oncle Macon ! Non !

Il y a eu un éclair, comme la foudre frappe la terre, puis la lumière s’est éteinte. Notre cercle est réapparu ; nous contemplions un monticule de boue et de fleurs. La cérémonie était finie. Le cercueil s’était volatilisé. Tante Del a attiré Reece et Ryan à elle dans un geste protecteur.

Macon était parti.

Lena est tombée à genoux dans l’herbe grasse.

La barrière autour de la concession s’est brusquement refermée, sans que personne l’ait touchée cependant. Lena, elle, n’en avait pas encore terminé, et personne ne s’en irait d’ici avant qu’elle l’ait décidé.

Lena ?

Le déluge s’est déchaîné presque tout de suite – les conditions climatiques restaient enchaînées à ses dons d’Élue, les pouvoirs les plus puissants de l’univers des Enchanteurs. Elle s’est remise debout.

Lena ! Cela ne changera rien !

L’air s’est soudain rempli de centaines d’œillets blancs et de fleurs en plastique bon marché, de palmes et de drapeaux ornés d’un palmier5 en provenance des tombes sur lesquelles les gens étaient venus s’incliner récemment, le tout volant et tourbillonnant le long de la colline. Dans cinquante ans, les habitants de Gatlin parleraient encore du jour où le vent avait failli déraciner tous les magnolias de Son Jardin du Repos Éternel. La bourrasque a été si violente et rapide qu’elle a giflé l’assemblée au grand complet, un soufflet tellement brutal que nous avons titubé avant de retrouver notre équilibre. Seule Lena se tenait droite, tête haute, s’agrippant à la stèle la plus proche. Ses cheveux s’étaient détachés de son chignon et fouettaient l’air autour d’elle. Elle n’était plus obscurité et ombres ; elle en était l’opposé, seul point brillant dans l’ouragan, comme si les éclairs d’un doré jaunâtre qui fendaient la nue s’étaient échappés de son corps. À ses pieds, Boo Radley, le chien de Macon, a gémi, oreilles aplaties sur le crâne.

Il n’aurait pas voulu ça, L.

Lena a enfoui son visage entre ses paumes, et un brusque coup de vent a emporté le dais, l’arrachant à la terre détrempée et l’envoyant bouler lui aussi sur le flanc du coteau.

Se plaçant devant Lena, Bonne-maman a fermé les yeux et posé un unique doigt sur la joue de sa petite-fille. Aussitôt, la tourmente s’est arrêtée, et j’ai compris que la vieille femme avait utilisé ses talents d’Empathique pour priver temporairement Lena de ses pouvoirs. Elle n’était pas en mesure de la priver de sa colère, cependant. Nul parmi nous n’était assez fort pour cela. Le vent s’est apaisé, l’averse s’est transformée en crachin. Bonne-maman a retiré sa main et rouvert les paupières. Le Succube, une fois n’est pas coutume décoiffé, a inspecté le ciel.

— Il fait presque jour.

À l’horizon, le soleil commençait à se forer un passage brûlant à travers les nuages, éparpillant çà et là des éclats de lumière et de vie sur les rangs inégaux des pierres tombales. Il n’y avait rien à ajouter. Les Incubes se sont dématérialisés l’un après l’autre dans un bruit de succion. Leur façon d’ouvrir la nue pour s’y engouffrer évoquait une éventration. J’ai voulu me diriger vers Lena, mais Amma m’a sèchement retenu par le bras.

— Ben quoi ? Ils sont partis.

— Pas tous. Regarde…

Elle avait raison. À la lisière de la concession, l’un d’eux s’était attardé, adossé à une stèle ornée d’un ange en affliction. Il paraissait plus âgé que moi, dans les dix-neuf ans peut-être, avait de courts cheveux bruns et le teint blême de ses pairs. Il s’est déplacé, délaissant l’ombre d’un chêne pour la lumière vive du matin ; les yeux clos, il a renversé la tête en arrière, offrant son visage à la caresse du soleil, comme si ce dernier ne brillait que pour lui. Amma se trompait. Il ne pouvait pas être des leurs. Se baigner ainsi dans la lumière du jour était impossible aux Incubes.

Qu’était-il ? Et que fichait-il ici ?

Il s’est rapproché, ses prunelles ont croisé les miennes, comme s’il avait senti mon regard qui s’attardait sur lui. C’est alors que j’ai vu ses yeux. Ils n’étaient pas noirs comme ceux des Incubes.

Ils étaient verts comme ceux des Enchanteurs.

Il s’est planté devant Lena, mains dans les poches, le front légèrement incliné. Pas vraiment une révérence, mais un maladroit témoignage de déférence qui, d’une certaine façon, a semblé plus honnête. À la différence des autres Incubes, il avait eu la décence de franchir l’invisible frontière ; ce geste de bonne éducation typiquement sudiste aurait pu faire de lui le fils de Macon Ravenwood le gentleman. Je l’en ai aussitôt détesté.

— Toutes mes condoléances, a-t-il dit.

Dépliant la paume de Lena, il y a déposé un petit objet argenté pareil à ceux qu’avaient lancés les autres sur le cercueil. Elle a refermé les doigts dessus. Je n’ai pas eu le loisir de bouger un muscle que, déjà, le son si particulier du ciel déchiré résonnait, et que l’inconnu s’était évanoui.

Ethan ?

Ses jambes ont commencé à trembler sous le fardeau de cette aube – le deuil, la tempête, l’ultime étripage de la nue. Le temps que je la rejoigne et glisse un bras dans son dos, elle aussi s’était évanouie. J’ai redescendu la colline en la portant, loin de Macon et du cimetière.

Elle a dormi, recroquevillée dans mon lit, durant une nuit et un jour, se réveillant pour mieux replonger. Quelques brindilles s’étaient accrochées à ses cheveux, son visage était maculé de boue, mais elle refusait de regagner Ravenwood Manor, et personne ne s’est risqué à insister. Je lui avais passé mon sweat-shirt le plus vieux, le plus doux, et l’avais enveloppée dans notre couvre-lit en patchwork le plus épais, ce qui ne l’a pas empêchée de frissonner tout le temps, y compris dans son sommeil. Boo montait la garde à ses pieds, et Amma apparaissait sur le seuil à intervalles réguliers. Moi, j’étais installé sur la chaise près de la fenêtre, celle que je n’utilisais jamais, et je contemplais le ciel. Il m’était impossible d’ouvrir la croisée, car l’orage ne cessait de menacer.

À un moment, les doigts de Lena se sont détendus tandis qu’elle dormait. J’ai alors distingué un minuscule oiseau en argent, un moineau. Cadeau d’un étranger aux funérailles de Macon. Je tentais de m’en saisir quand elle a replié la main.

Deux mois plus tard, je ne pouvais toujours pas regarder un oiseau sans entendre le bruit du ciel qui se fendait.

2. Aux États-Unis, ligne de démarcation séparant les États du Sud (esclavagistes) et du Nord (abolitionnistes) établie en 1767.

3. Littéralement : Demeure près de moi, cantique de Henry Francis Lyte écrit en 1847.

4. Genèse, III, 19.

5. Drapeau de la Caroline du Sud.