« Monsieur Brami est un homme laid, méchant et cruel, avec de grandes dents jaunes. »
Dans mes romans, je ne cesse de me mettre en scène sans indulgence, parfois de façon malveillante. Ne me suis-je pas dépeint tour à tour sous les traits d’un pré-adolescent violeur, d’un peintre nonagénaire, fou et paranoïaque, puis d’une lesbienne, méchante, elle aussi, comme la gale ? J’obéis ainsi à l’injonction de Louis-Ferdinand Céline, qui ordonnait à quiconque aurait l’incroyable prétention d’écrire sur soi : Il faut noircir et se noircir. Pourtant, ce court portrait physique et moral reste – et restera sans doute – le plus précis, le plus juste que l’on ait fait de moi.
Il a été rédigé pendant une autre de mes vies, lorsque j’enseignais encore, par une élève de sixième à qui un collègue avait proposé comme sujet de rédaction : « Décrivez un professeur de l’établissement. » Pourquoi cette fillette d’une dizaine d’années que je n’avais pas en cours, que j’avais dû croiser sans, autant qu’il m’en souvient, lui avoir jamais adressé la parole, m’avait-elle choisi comme modèle avant de m’exécuter avec cette froide innocence ? Peut-être était-ce la façon qu’elle avait trouvée de me faire comprendre, par cette phrase lapidaire, que, sans me connaître, elle m’avait percé à jour ? Son message était clair : « Je ne coupe pas à vos mensonges. Contrairement à tous ceux que vous trompez, moi, je ne suis pas dupe. » Depuis, je me pose une seconde question, plus angoissante encore : comment, alors que je me croyais passé maître dans l’art feutré de la dissimulation, avait-elle pu voir au travers des nombreux masques que je superpose dans l’espoir de me protéger ?
(Durant cette même année scolaire riche en péripéties minuscules, après une leçon sur les anagrammes, une de mes classes de seconde, en mélangeant les lettres d’Émile Brami, fabriqua L'émir abîmé, qui rappelle le Pauvre Lélian de Paul Verlaine et donne un autre raccourci de qui je suis.)
La petite avait raison, je suis très laid. Et j’en souffre, parce que, sans doute plus que d’autres, je suis douloureusement sensible à la beauté, après quoi je ne cesse de courir, que j’ai essayé d’enfermer, autrefois dans la peinture, à présent dans les mots. Je voudrais être cru quand je dis que je ne m’aime pas.
Enfant, petit Tunisien sans culture, je rêvais, de façon incompréhensible, danse, arabesques et entrechats qui feraient de moi un adulte léger et gracieux. Puis il fallut se rendre à l’évidence : pesant, pataud, enfermé contre mon gré dans une enveloppe que je refusais de toutes mes forces et à laquelle je ne m’habituerais jamais, j’étais Caliban plus qu’Ariel.
Jeune, je détestais ma peau bistre de Levantin, ma maigreur, mon poil dur et dru, mes cheveux frisés, ces yeux humides de chien, cette bouche à la denture chaotique, aux lèvres molles et épaisses, ces traits, paradoxalement, veules et marqués. Quand une fille, ou parfois un garçon – j’avais alors du succès avec les messieurs d’un certain âge, j’aurais fait un Abdallah plausible pour quelques folles littéraires émoustillées par la lecture de Jean Genet ou de François Augiéras –, me manifestait de l’intérêt, j’en restais stupéfait puisque leur désir n’avait pu naître que d’un malentendu.
Aujourd’hui, au seuil de la vieillesse, je ne supporte pas l’image que me renvoie mon miroir le matin, ou, lorsque paraît un de mes livres, les photographies que publient les journaux, les seules que, par obligation, j’accepte de laisser prendre. J’y vois un homme fatigué, gris, aux chairs flasques et pendantes, dont le visage rappelle, chaque jour un peu plus, celui de mon père au début de la maladie qui allait le tuer. Mes bras ont fondu, je n’ai plus de jambes ni de fesses et il m’est poussé un ventre de notaire. Je ressemble désormais à ces personnages qu’enfants nous fabriquions, mes frères et moi, en enfonçant quatre allumettes dans un marron.
Je traîne mon corps comme une masse inerte en perpétuelle résistance, un adversaire déclaré. Cet étranger malveillant, que je ne comprends pas, j’ai choisi de le traiter en ennemi. Exceptée l’hygiène maniaque, presque pathologique, à laquelle je le soumets, je le contrains, l’ignore ou le néglige. Je le couvre plus que je ne l’habille, je le nourris n’importe comment, je ne le soigne que lorsque la gêne, parfois la douleur, deviennent trop fortes. En le privant de repos et de sommeil, mais aussi de nez, de bouche, de sexe, je l’ai rendu à peu près inapte au plaisir. Les seules jouissances que je lui autorise sont intellectuelles, autant dire abstraites. (Et encore… Matthieu Galey n’écrit-il pas dans son journal que « l’écrivain engrange sans jouir » ? ) Je l’ai neutralisé, réduit à l’état d’objet maladroit – sauf, peut-être, dessiner, je ne sais rien faire de mes mains – et inutile. Cette guimbarde brinquebalante, mal entretenue, qui additionne les petites pannes, pour, à force de sollicitations, démarrer chaque fois avec un peu plus de difficulté, s’arrêtera bientôt définitivement. Mais l’idée de ma mort est un animal familier et placide, tenu en laisse, qui marche à mes côtés depuis presque toujours. Et disparaître m’est égal, car, plus encore que ma carcasse, je hais l’esprit qu’elle renferme.