1.
« La guerre constitue peut-être, dans l'activité générale, un inéluctable élément comme la naissance et comme la mort. Il se peut qu'elle soit l'ébranlement nécessaire aux chutes comme au renouveau… »
Charles de Gaulle.
Le tapage des journées des barricades s'estompait. Alger avait retrouvé son calme ; tout semblait redevenu comme avant, du moins en apparence.
Avec une tendresse et une patience infinies, Léa et François essayaient pour la première fois de faire le point, de regarder avec lucidité ce qu'avait été, jusque-là, leur existence, ce à quoi ils tenaient le plus et ce qu'ils devaient faire pour le sauvegarder. Ils faisaient l'amour avec une douceur qui leur était, jusqu'ici, inconnue. Le corps de l'autre n'était plus un lieu de combat, mais le siège d'une certitude : celle de n'être qu'un. Leur plaisir était plus profond, plus lent à venir aussi. Le temps leur avait appris tous les bonheurs qu'ils pouvaient tirer de l'amour. « Je voudrais un enfant », avait murmuré Léa au sortir d'une étreinte.
François l'avait serrée plus fort contre lui. « Elle est folle », avait-il pensé, ému cependant.
Pour Malika et son frère Béchir, le séjour à la villa leur permit d'apaiser leurs douleurs sans toutefois les effacer. Afin de ne pas offenser ses hôtes, Jeanne avait eu la délicatesse de traiter les jeunes Algériens en invités, les conviant chaque jour à sa table, à la grande surprise des nombreux domestiques de la maison. Les commentaires allaient bon train tant à la propriété qu'en ville.
Choyée par Farida, la jeune Algérienne recouvra rapidement des forces. La domestique, les dents serrées et les yeux secs, lui prodiguait chaque matin les soins appropriés à son état. La vue de ce corps martyrisé l'avait bouleversée et elle s'était juré de venger sa nouvelle protégée. Elle avait eu avec Mme Martel-Rodriguez une violente dispute dont les échos avaient retenti à travers l'immense demeure. Pendant quelque temps, les deux femmes ne s'étaient plus adressé la parole ; c'est l'Européenne qui avait mis fin aux hostilités. La vie avait repris peu à peu, chacun vaquait à ses activités comme avant… Si ce n'eût été l'outrage subi par sa sœur, le plus heureux eût sans doute été Béchir ; il passait le plus clair de son temps dans la bibliothèque, à dévorer tout ce qui lui tombait sous la main.

À la demande du général de Gaulle, François regagna Paris, laissant Léa préparer leur départ d'Alger. Dès son arrivée à l'Élysée, il fut introduit auprès du chef de l'État. Celui-ci se leva et vint au-devant de son visiteur, la main tendue. Comme à l'habitude, sa poignée de main fut molle. « Jamais je ne m'y habituerai », pensa François.
– Bonjour, Tavernier. J'ai encore besoin de vous… Asseyez-vous.
– Mais, j'ai démissionné, mon général ! Enfin, vous savez bien que je ne peux rien vous refuser…, répondit François avec une pointe d'ironie qui ne passa pas inaperçue.
– À Alger, Tavernier, il faut que vous retourniez vous y installer quelque temps.
– À Alger ? Mais je sors d'en prendre, mon général, et, je vous le répète, je viens de démissionner !
– Je sais, je sais… Mais on ne démissionne pas avec de Gaulle ! Bon, il va vous falloir une couverture, je ne sais pas, moi… correspondant de l'AFP, n'importe quoi…
– Mon général, il y a déjà Albert Dupuis, tout le monde le connaît à Alger…
– Bon, alors pas l'AFP… Reuters, par exemple… Les Anglais, vous les connaissez, et Harold King, le directeur de Reuters à Paris que j'ai connu à Londres, vous l'aimez bien ?
– Je le connais pour avoir bu quelques whiskies avec lui au bar du Saint-George…
– Très bien… Voyez ça avec lui, il sera prévenu.
– Mais personne ne sera dupe, mon général !
– Je m'en fiche, l'important est de sauver les apparences. Dans votre cas, ce ne sera pas la première fois : rappelez-vous, en France, vous jouiez un double jeu très convaincant. Et plus tard en Union soviétique et en Allemagne aussi… Vous ferez un correspondant de presse très acceptable !
– Mais, mon général, que voulez-vous que j'aille faire là-bas ? Vous savez tout ce qui s'y passe, vous avez vos équipes !… Je ne vais pas toute ma vie jouer le rôle de l'inspecteur des travaux finis ! Rappelez-vous, mon général, je l'ai déjà joué en Indochine et ça m'a mené tout droit à Diên Biên Phu !