8.
Dimanche, octobre 1994
Ma toute belle,
Rentrant par le RER de ton XXe arrondissement, si chiraquisé que tout le charme que je lui avais connu s'en est évaporé, j'ai repensé à ta question, mal satisfait de ma réponse.
C'est en effet une question de bibliothécaire : que de narrateurs, serrés les uns contre les autres sur leurs rayons qui surveillent de haut vos réunions, vos téléphones, vos tasses de thé ! Que de « personnages » en chair et en os vous arrachent à vos ordinateurs, vous questionnent, recherchent l'impossible, vous confient leurs détresses, en quête d'un savoir que nul ne possède !
Avec qui d'autre que toi, femme sensible et intelligente, pouvais-je essayer de clarifier le délicat (l'insoluble ?) problème du narrateur ?
Qui raconte ? Qui regarde ? Qui parle ? Qui pense ? Qui rumine ?
L'auteur !
Mais encore ?
Depuis que Sartre, romancier médiocre mais pamphlétaire féroce, accusa Mauriac, romancier qui se survécut par le journalisme, d'être Dieu pour ses personnages, tu sais que la terreur règne dans la fiction.
C'était en 1939 : « Un roman est écrit par un homme pour les hommes. Au regard de Dieu qui perce les apparences sans s'y arrêter, il n'est point de roman, il n'est point d'art, puisque l'art vit d'apparences [j'aurais à dire là-dessus]. Dieu n'est pas un artiste, M. Mauriac, non plus. »
Et toc.
Il est vrai que ce romancier omniscient, passant sans vergogne de l'extérieur à l'intérieur, de l'objectivité à la subjectivité, provoque l'agacement et même rend toutes choses irréelles. Une relecture récente du Docteur Faustus m'a rappelé à quel point les conventions utilisées par Mann pouvaient avoir vieilli (« Vous ignorez, cher lecteur, ce que notre héros ressentait en ces minutes dramatiques ? Je vais vous l'apprendre… ». Je caricature, mais à peine !). La mort du personnage, selon une thèse fameuse, pouvait être une réponse (hélas, adoptée par beaucoup) à la question. Marx, Freud et Einstein l'appuyèrent de toute leur autorité « scientifique ». L'homme n'était-il pas menteur par essence ? N'était-il pas le produit (ou le jouet) des rapports sociaux ou des pulsions de sa libido ? N'était-il pas un fétu, un électron pris dans des champs magnétiques qui le dépassaient, et le pauvre romancier un observateur à courte vue, incapable de saisir la totalité du réel, surtout depuis que celui-ci inclut Auschwitz et Hiroshima ?
L'objectivité tristounette du nouveau roman pouvait être une autre réponse (qui ne passionne plus guère tes lecteurs, m'as-tu dit).
L'interminable bredouillis du je en était évidemment une autre, adoptée avec enthousiasme. Le romancier n'est plus Dieu, mais il devient une sorte de commissaire Maigret, ce qui, dans la hiérarchie des ventes, est presque aussi bien. Il endosse l'imperméable discret du témoin qui est aussi enquêteur, non plus omniscient mais omniprésent : il interroge, se souvient, compare, suppute, déduit, embarque son lecteur sur de fausses pistes, l'assomme de documents (procédé que j'ai également utilisé dans les Papiers de Walter Jonas, me servant ostensiblement des lettres de Mahler ou des déboires conjugaux de Schönberg), va de déductions surprenantes en déductions plus surprenantes encore, et reste, faux modeste, pour son plus grand bonheur, toujours dans le champ.