Introduction
« Les bordereaux de l’administration faisaient valoir au 1er janvier 1890 8 % de récidivistes traduits devant les tribunaux d’arrondissement de Sakhaline. Il y en avait que l’on condamnait pour la troisième, quatrième, cinquième et même sixième fois ; et ceux qui tiraient ainsi un boulet de vingt à cinquante ans de travaux forcés étaient au nombre de cent soixante-quinze, c’est-à-dire 3 % du chiffre total. Mais toutes ces récidives sont, si j’ose dire, gonflées, car la tentative de fuite est le chef d’accusation le plus fréquent. De plus, par rapport aux évadés, ce chiffre est inexact, car on ne défère pas toujours en justice les évadés réintégrés, et le plus souvent, on les fait payer dans l’intimité. Pour l’instant, on ignore le taux de criminalité réel de la population pénitentiaire, c’est-à-dire sa propension à la récidive. Il est de fait que certaines affaires criminelles viennent devant les tribunaux d’arrondissement, mais beaucoup d’entre elles sont classées parce qu’on ne retrouve pas le coupable. »
Anton Tchekhov, L'île de Sakhaline
Afin de réaliser une étude scientifique sur le bagne Russe de l’île de Sakhaline à la fin du XIXe siècle, Anton Tchekhov dû réaliser un travail de compilations statistiques impressionnantes. L'auteur a ainsi rempli plus de dix mille fiches à partir d’un questionnaire qu’il a élaboré autour de la question du châtiment et des conditions de détention. Un certain intérêt sur les problèmes du bagne et de la déportation commençait à émerger en Russie au cours de la décennie 1880-1890 et il souhaitait mobiliser les consciences sur la distorsion de la vérité comme le précise Sophie Lazarus dans la préface de cet ouvrage.
Comment ne pas avoir recours au « nombre » quand on veut avoir une connaissance sérieuse d’un phénomène et si l’on ne veut pas se contenter d’un discours globalisant qui risquera d’être très réducteur ? L'approche quantitative, indispensable, permet de mettre en évidence plusieurs des ressorts d’évolution de la population carcérale.
La démographie carcérale, est aujourd’hui une discipline à part entière en France grâce à l’influence de Pierre V. Tournier qui a largement contribué à faire connaître l’apport de cette discipline au débat. La démographie a pour objet l’étude quantitative des populations humaines, de leurs variations et de leur état. Généralement entendue étude de la naissance, du mariage et de la mort, elle s’applique aussi à des populations particulières et ses méthodes permettent l’analyse des processus de renouvellement d’une population.
À l’analyse des séries statistiques et à la réalisation d’enquêtes spécifiques s’appliquent donc des méthodes de démographie carcérale, de sociologie et de droit pénal. Nous espérons montrer qu’une application de ces méthodes à l’objet pénitentiaire, et singulièrement à la population des « longues peines », peut éclairer avec profit les enjeux sociétaux contemporains. L'apport de l’analyse démographique, en se distinguant des « tableaux de bord » pénitentiaires produits dès le XIXe siècle, a été fondamental notamment par l’étude de cohortes1. La variable temporelle a été abondamment utilisée. En démographie, le temps est une variable essentielle. En prison aussi.
Les durées de détention sont de plus en plus longues et les conditions d’exécution des peines se sont modifiées, les aménagements de peine individualisés étant plus rares, les mesures de clémence plus fréquentes. Le traitement de la récidive se traduit par le prononcé de peines de plus en plus lourdes. Nous chercherons à répondre aux questions suivantes : En quoi les conditions d’exécution des peines influent-elles sur la récidive ? Comment assurer dans les meilleures conditions la sécurité publique ? Quels sont les apports de la socio-démographie pénale à la controverse sur le rôle des aménagements de peine dans la lutte contre la récidive ?
DES DONNÉES SCIENTIFIQUES POUR CADRER LE DÉBAT
Le premier objectif de cet ouvrage est de contribuer au débat scientifique avec des résultats et une réflexion méthodologique sur les données élaborées à l’appui des notions de récidive, longues peines et plus globalement sur les indicateurs qui servent à évaluer les populations et les politiques pénitentiaires ; une réflexion sur la comparaison européenne et ses effets sur les catégories d’analyse du pénitentiaire.