PREMIÈRE PARTIE
 
Yi n'est qu'une jeune fille de la bonne noblesse mandchoue, dont le père, chef d'une des Bannières, est mort prématurément Il laisse une veuve pauvre et chargée d'enfants... Toute petite fille, Yi joue dans la rue, la rue de l'Etain, près de la Cité Interdite, avec un garçon de son âge, de bonne naissance aussi, nommé Jung-Iu. Ils se saluent déjà cérémonieusement d'après les règles de l'étiquette. A peine nubile, Yi est cloîtrée à la maison par sa vénérable mère, selon la coutume, pour qu'elle apprenne les trois devoirs et les quatre vertus : la douceur, la modestie, la retenue, l'obéissance. On lui enseigne à filer, à coudre, à dévider la soie, à tisser le chanvre; et aussi comment verser le vin et préparer les offrandes pour les cérémonies aux ancêtres. Ainsi grandit-elle dans le respect des qualités traditionnelles et fondamentales, et dans l'apprentissage des rites innombrables et compliqués de la politesse humble réservée aux filles. La seule étrangeté de Yi à cette époque, en cette société mandchoue fort peu lettrée, c'est d'avoir appris elle-même au moins dix mille caractères pour déchiffrer les philosophes, les sages, leurs œuvres et surtout les Quatre Livres Sacrés. Comme si, au lieu de rester une femme promise à une existence humble et soumise d'épouse, elle se préparait, sans le savoir, à quelque rôle superbe. Chimères...
Car la réalité est là, qui s'impose. Apparemment, Yi est destinée à la banalité. D'ailleurs les familles de Jung-lu et de Yi se sont depuis longtemps arrangées pour leur raisonnable mariage sans les en avertir. Cela tombe bien puisqu'ils s'aiment. Les noces vont donc se célébrer et on décide de consulter un astrologue très savant pour déceler dans le destin le jour le plus faste à cette union.
L'homme est vieux, tout rabougri, tassé sur le sol dont il parait être une bosse : un peu de terre cuite, un peu de poussière rassemblée, sans autre face que ses rides. Il a plus de cent ans. Les racines de son grand âge s'enfoncent dans des grimoires, des instruments très étranges, des cadavres séchés d'animaux, des dessins où, dans la fusion des éléments, éclatent des caractères rouges. D'une voix qui sort des siècles, il s'enquiert très poliment des ascendances astrales et géomantiques du jeune homme et de la jeune fille qui vont s'accorder devant les autels. Des rognures de leurs ongles qu'il a mis à brûler s'élance un rougeoiement de flammes. Alors l'antique devin, émettant des sons gutturaux et stupéfaits, se met à consulter un énorme almanach aux figures fantastiques, celui des forces de ce globe et du firmament Ses yeux se sont ouverts d'une lueur qui est peur et fièvre. Et dans une transe extraordinaire, il se dévoûte, il rajeunit d'un demi-siècle, il double de taille. Alors, avec le regard de l'hypnose, il contemple le ciel en son entier, pas seulement le Grand Chariot, mais toute la pluie des étoiles, tout le ballet des comètes, tout le moiré des nébuleuses : le peuple immense de l'au-delà habité de constellations. Et à nouveau il compulse des parchemins excessivement jaunes et anciens, et à nouveau il scrute la nuit éclairée. Ce qu'il cherche, c'est, dans la disposition de l'Insondable, dans la chape des ténèbres illuminées de lueurs fortes, faibles, à peine discernables, violemment et durement fixes ou à éclats scintillants, la disposition de l'accouplement, la meilleure réception du Yang par le Yin. Le vieux mage est pétrifié dans sa tension à prévoir le jour prochain où les planètes mâles s'enfonceront comme un phallus dans la voûte des galaxies femelles et où, en cette pénétration, les coulées de la semence virile se répandront dans l'azur nocturne, coulées de diamants de la vie naissante.
Tout à coup, le vieillard cache ses yeux dans sa manche et s'écroule sur un banc. Sa figure est horrifiée. Il bredouille :
— Je ne peux pas dire...
On le questionne. A-t-il vu quelque grand malheur, un soleil funèbre qui rendrait ce mariage impossible et néfaste?
— Oui, j'ai vu le soleil noir. Il va bientôt sombrer. Et cela dans les semaines où auraient dû s'accomplir vos propices épousailles, car vous auriez été un mari et une femme très heureux. Mais cela ne se fera pas...
Le vieillard retombe sur lui-même, comme si, croulant en une petite boule, il essayait de se cacher dans la position du fœtus. On le presse :