La fin du califat de papier
et de cassettes vidéo

Sept ans après l’explosion sans précédent du 11 septembre 2001, huit ans après l’Intifada des mosquées qui marquait la fin de dix années de trêve israélo-palestinienne, les nuées et les flammes se dissipent assez pour nous permettre de revenir sur le processus qui s’est alors engagé. Je me suis moi-même exercé, en quatre essais successifs, à baliser les avenues qui peuvent mener à une meilleure compréhension de cette terrible époque.

Le premier, écrit et pensé à chaud, pendant l’automne 2001 (J’ai vu finir le monde ancien), s’efforçait de décrire le champ de bataille et se concentrait sur l’acteur apparemment essentiel, l’intégrisme islamique radical incarné par le mouvement al-Qaïda d’Oussama Ben Laden. Le deuxième (L’odyssée américaine) braquait le projecteur sur l’Amérique, ballottée sur les flots de la grande tempête moyen-orientale, à la recherche fiévreuse et inaboutie d’une politique nationale post-hégémonique. Avec mon troisième essai (Rendez-vous avec l’islam), je m’efforçais de tracer deux lignes de force, de nature à bouleverser la structure de l’actuel Moyen-Orient : le processus démocratique en Turquie, et l’émancipation progressive de l’Iran de la dictature théocratique intégriste.

Le présent essai s’inscrit dans la droite ligne des précédents, en cherchant une fois encore à élucider ce que nous ignorons de cette vaste bataille, où toute la planète se trouve à présent investie à son corps défendant. Mais il diffère aussi des précédents par le fait que nos investigations, journalistiques, officielles, érudites, ont depuis lors considérablement progressé, nous permettant de combler certains vides de l’analyse, tandis que de nouveaux protagonistes tels que le chiisme, le Liban indépendantiste, le Pakistan en pleine crise d’identité, faisaient irruption dans le champ du conflit, nous contraignant à recalculer certaines matrices du modèle. Une meilleure connaissance des éléments s’équilibre avec une complexification certaine des agrégats. Ainsi, nous savons beaucoup de choses sur les hommes et les idées d’al-Qaïda, mais nous ignorons ce que l’irruption de l’Iran dans le conflit signifiera, en fin de compte. De nombreux autres exemples sont possibles. L’heure d’un nouveau bilan avait donc sonné. Mais pour mener ce bilan à bien, il était également indispensable d’inventer à chaud une méthodologie nouvelle. Non plus, comme dans les précédentes tentatives, partir de ce que l’on ne sait pas (qui est Oussama Ben Laden, par exemple) et s’efforcer de répondre aux questions, telles que la succession des événements nous contraint à nous les poser, mais ici démarrer à l’envers, des certitudes dont nous disposons dès maintenant, et construire à partir d’elles quelques questions nouvelles (l’intégrisme islamique peut-il s’unifier, par exemple).

Dans un article déjà ancien, Michel Serres a décrit ce modèle de pensée stratégique. Il y montre qu’il existe des représentations de la temporalité où l’incertitude du futur peut aller en diminuant progressivement. Aux échecs par exemple, on passe de l’indétermination absolue du début (que sera l’islamisme après la chute de l’Union soviétique ?) à la surdétermination relative des milieux de partie, où les combinaisons possibles sont excessivement nombreuses, mais déjà bien plus lisibles, l’intuition moins indispensable, pour aboutir aux fins de partie dans lesquelles la « surdétermination » des événements est déjà telle qu’on peut discerner un dénouement : mat en trois ou quatre coups, par exemple (le Moyen-Orient après le grand tournant de l’Etat iranien si celui-ci a bien lieu, comme nous le pensons). C’est à cet exercice de construction que nous allons donc nous prêter, tout autant pour clarifier nos pensées que pour l’édification du lecteur que nous confronterons à beaucoup de faits, de temps à autre allégés par le libre jeu des hypothèses.



Commençons d’emblée par la question fondamentale : Que nous est-il arrivé avec le monde de l’Islam ? L’Occident a-t-il péché ? L’Occident a-t-il encouragé les déchaînements de violence qui se sont mis en marche à partir de l’an 2000 ? Pour répondre à ces questions, l’historien apprécie tout particulièrement les approches chronologiques. Cette méthode ne répond pas à toutes les questions, mais elle les éclaire.

Avant l’intégrisme, de 1950 à 1956, s’élève surtout en Egypte, en Iran et au Maghreb un mouvement puissant contre la colonisation directe par les Européens ou ce qu’il en restait encore. Très vite, le mouvement est victorieux : le canal de Suez est rendu à l’Egypte sans conditions, le pétrole iranien demeure entre les mains de Téhéran, même si le champion de cette grande cause, Mohammed Mossadegh, doit y sacrifier sa propre ambition politique au bénéfice du Chah, Maroc et Tunisie recouvrent leur indépendance, tandis que l’Algérie, pour commencer, jette à bas la IVe République française, avant d’accéder en 1962 à une indépendance presque totale et d’expulser la grande majorité de ses populations européenne et juive, ainsi que les quelques dizaines de milliers de harkis ayant pu, malgré la mauvaise volonté des autorités françaises de l’époque, échapper au massacre.