C'était un mardi, il faisait sombre et gris, il pleuvait.
La gare était sale, murée dans le béton. Graisseuse à force de passages. Insultée par les graffitis.
Le ciel du quai n'existait pas, mangé par les buildings. Les quelques voyageurs en partance semblaient happés par le passage souterrain. Ils reprenaient existence et couleur en réapparaissant dans la lumière des verrières. Éclat rouge d'un foulard. Nacre d'un imprimé. Chevelure ondoyante. Parfois un rire.

Au-delà des aiguillages, la ville achélème penchée sur les caténaires poissait le long du canal. Cent mille fenêtres regardaient sans rien voir.
C'était un jour si sombre. Et gris. Il pleuvait.
003
Le petit rouquin laissa passer le flot des retardataires. La visière de sa casquette posée sur la nuque, il s'approcha de l'Africain sans pour autant perdre de vue l'écran de son Nintendo.
Robotin l'amnésique embrocha le Dragon dans un crépitement électrique, et le dix heures quarante-quatre entra en gare.
- T'es vraiment con comme ton balai, N'Doula, dit le rouquin. Six mois que t'es viré et tu continues à balayer !
Locomotive Baba N'Doula, citoyen zaïrois, se marra rose. Toujours en se déplaçant, il donnait l'impression de danser. Les chansons dans sa tête, qui faisaient ça. La gaieté antilope de ses ancêtres et, forcément, les jambes suivaient.

- Quisse que j'peux faire d'autre ? Mais quisse que j'peux faire d'autre ? Balayer, j'ai toujours fait ça, N'Doula ! C'est mes habitudes !
- T'es même pas payé ! Tu crèves la dalle !
- Ji crève pas vraiment ! Ji mon oncle qui m'aide. Monsieur Keita Robert. Marabout et homme de Dieu. Un sage penché sur les hommes. Grand médium héréditaire. Potion d'amour, argent qui travaille... Tu peux lui demander n'importe quoi. Voyance contre vos ennemis. Retour d'affection... Il a confiance en moi. Il dit que j'ai l'orgueil dans mon souffle et l'avenir dans le jardin de ma mère.
Les premiers voyageurs déferlaient. Une houle grise qui cherchait sa voie hors des ténèbres. Des corps sans visages. Des types affreusement pressés.
- T'as quel âge, Locomotive ?
- Ji quarante-trois. Et ji perdu ma dent de d'vant ! Mais j'ai ma force quand même. Le lion est dans les épaules !
Le grand Noir effectua un pivot autour du manche de son balai et finit par s'appuyer à la hampe de bouleau.

- Et toi, Butch, quil âge tu as ?
- Sept.
– Un sept ans, ça va pas à l'école ?
– Normalement, si. Mais, depuis que mon père s'est barré de la maison, j'suis pas scolaire.
Le balayeur haussa les épaules en lorgnant du côté du passage souterrain qui s'ouvrait comme une fosse.
- Personne n'est fait pour vivre la vie de son voisin, apprécia-t-il gravement.
Façon de dire qu'il ne se mêlait pas des affaires des autres, il donna trois coups de balai destinés à rapprocher quelques paquets de cigarettes vides, quelques mégots et un serpentin de caoutchouc d'un tas de poussière.
Butch se concentra sur son Nintendo. Il enfonça plusieurs fois ses pouces sur les touches et l'appareil émit une grappe de notes acides, annonciatrices d'un grand malheur.
Sur l'écran, après trois culbutes arrière et un coup de pied en vache décoché par son propre destrier, Robotin l'amnésique perdit son épée et se fit brûler la plante des pieds par le Dragon.
Dans une cacophonie de sons contrariés, Butch releva la tête.
Il dit avec un grand sérieux :
- Il paraît que la merde, avec moi, c'est que j'me coupe du réel. J'suis beaucoup trop cyber. Hier, la sychologue l'a dit à ma mère. Je dois faire la chasse au virtuel.
Locomotive fit la lippe, signe qu'il ne comprenait pas bien ce qu'on lui disait, puis les deux amis durent s'écarter d'un même mouvement pour laisser passer un voyageur agacé de les trouver sur son chemin.
C'était un monsieur bien mis, avec un chapeau noir.
Par inadvertance, il venait de poser le pied sur le tas de poussière. Sa semelle grinça puis dérapa, il sacra entre ses dents et aurait entamé une glissade si Locomotive Baba N'Doula ne l'avait saisi sous l'aisselle et aidé à restaurer son équilibre.
L'œil rieur de l'Africain rencontra la prunelle rapide de l'accidenté qui reprit son coude avec rage.
- Qu'est-ce qu'il fait là, ce tas de poussière ? récrimina le monsieur.
La fureur faisait bouger ses yeux à toute vitesse.

– Il attend que le grand balai de N'Doula le balaye, répondit calmement l'Africain.
Il se redressa dans son ciré jaune fluo.
- Vous essayez de me faire tomber ? aboya de plus belle le voyageur en pardessus.