Les Hypocrites
Ce fut au temps que la plus agréable saison de l’année habille la campagne de ses livrées, qu’une femme arriva dans Tolède, ville d’Espagne, la plus ancienne et la plus renommée. Cette femme était belle, jeune, artificieuse et si ennemie de la vérité, qu’il se passait des années entières sans que cette vertu parût une fois seulement dans sa bouche ; et ce qui est de plus merveilleux, c’est qu’elle ne s’en trouva jamais mal ; au moins ne s’en plaignait-elle jamais, aussi mentait-elle quasi toujours avec succès ; et il n’y a rien de plus vrai qu’une bourde de sa façon a quelquefois mérité l’approbation des plus sévères ennemis du mensonge. Elle en pouvait fournir les poètes et les astrologues les plus achalandés ; et enfin cette grâce naturelle fut telle que, jointe à la beauté de son visage, elle lui acquit en peu de temps des pistoles à proportion de ses attraits. Ses yeux étaient noirs, vifs, doux, bien fendus, braves de la dernière bravoure, quoique grands, fanfarons, convaincus de quatre ou cinq meurtres, soupçonnés de plus de cinquante qui n’étaient pas encore bien vérifiés, et pour les misérables qu’ils avaient blessés, le nombre ne s’en pouvait compter ni même imaginer. Jamais on ne s’habilla mieux qu’elle; la moindre épingle, attachée de sa main, avait un agrément particulier. Elle ne prit jamais avis de personne sur sa coiffure, et son seul miroir était tout à la fois son Conseil d’État, de Guerre et de Finance. Ô la dangereuse femme à voir ! puisqu’on ne pouvait s’empêcher de l’aimer, et qu’on ne pouvait l’aimer longtemps et être longtemps à son aise.
Cette dame, faite de la façon que je vous la viens de dépeindre, entra dans Tolède au commencement de la nuit, et dans le temps que tous les cavaliers de la ville faisaient une mascarade aux noces d’un seigneur étranger qui se mariait avec une demoiselle de l’une des meilleures maisons du pays. Les fenêtres étaient éclairées de flambeaux, et encore plus des beaux yeux des dames, et le grand nombre de lumières avait rendu aux rues le jour que la nuit leur avait ôté. Les dames de moindre condition, couvertes de leurs mantes, ne découvraient à ceux qui les regardaient, que ce qu’elles avaient de plus digne d’être regardé. Plusieurs braves, ou plutôt batteurs de pavé, étaient sur leurs voies; j’entends parler de ces fainéants, dont les grandes villes sont pleines, qui ne se soucient pas que leurs bonnes fortunes soient vraies, pourvu qu’elles soient crues telles, ou du moins mises en doute, qui n’attaquent jamais qu’en troupe et toujours avec insolence, et qui, en vertu de leur bonne mine et d’une estocade qui use leurs chausses, croient avoir juridiction sur les vies d’autrui et faire mourir toutes les femmes d’amour et les hommes de peur. Oh ! que les diseurs de douceurs eurent ce jour-là de quoi s’exercer, et que l’on y vit de basses équivoques ! Un jeune homme entre autres, qui d’écolier s’était depuis peu fait page, se surpassa soi-même à dire des sottises devant notre héroïne, et jamais ne fut plus satisfait de sa personne. Il l’avait vue descendre de son carrosse de louage et en avait été ébloui, et ne s’en voulant pas tenir là, il l’avait suivie jusqu’à la porte du logis où elle avait loué une chambre, et de là partout où l’envie de voir quelque chose la porta. Enfin l’étrangère s’étant arrêtée en un lieu qui lui parut commode pour voir les masques à son aise, le page éloquent, paré ce jour-là de linge blanc et plus propre qu’à l’ordinaire, eut bientôt lié conversation avec elle, qui en avait bien vu d’autres.
Elle était la femme du monde qui engageait avec plus d’adresse et de malice un jeune sot à hasarder beaucoup d’impertinences. Jugez donc si, trouvant en ce page un téméraire parleur, elle ne lui fit pas dire au-delà de ce qu’il savait. Elle l’enivra de louanges, et en fit après tout ce qu’elle voulut. Elle sut de lui qu’il servait un vieux cavalier d’Andalousie, oncle de celui qui se mariait et pour qui toute la ville était en réjouissance ; qu’il était un des plus riches hommes de sa condition, et qu’il n’avait point d’autre héritier que ce neveu qu’il aimait beaucoup, encore qu’il fût un des plus perdus jeunes hommes d’Espagne, amoureux de toutes les femmes qu’il voyait, et qui, outre les courtisanes et les femmes dont il avait gagné les bonnes grâces par sa galanterie ou par ses présents, s’était souvent porté à des violences de satyre avec des filles de toutes sortes de conditions. Il ajouta que ses folies avaient beaucoup coûté à son vieil oncle, et que c’était ce qui l’avait le plus porté à marier son neveu, pour voir si, changeant de condition, il ne changerait point de mœurs.