Principes fondamentaux de stratégie militaire
Bien qu’ils soient le fruit d’une mûre réflexion et d’une étude approfondie de l’histoire de la guerre, ces principes ont été rédigés au fil de la plume et, sous cette forme, ils ne sauraient résister à une critique serrée. Du reste, seuls les objets les plus importants ont été retenus ici parmi une foule d’autres. C'était la condition nécessaire pour parvenir à une certaine brièveté. Ces principes visent donc moins à prodiguer à Votre Altesse Royale une instruction militaire complète qu’à stimuler sa propre réflexion et à lui servir par la suite de fil conducteur.
I - Principes pour la guerre en général
1 L'objectif principal de la théorie de la guerre est certes d’obtenir une suprématie de forces et d’avantages physiques sur les points décisifs ; cependant, lorsque cela n’est pas possible, la théorie apprend aussi à faire entrer en ligne de compte les facteurs moraux : tabler sur les erreurs probables de l’ennemi, sur l’impression que peut faire sur lui un coup d’audace, etc., et anticiper même sur notre propre désespoir. Tout cela ne sort absolument pas du domaine de l’art de la guerre et de sa théorie, celle-ci n’étant en effet rien d’autre qu’une réflexion rationnelle sur toutes les situations susceptibles de se produire à la guerre. Il faut penser le plus souvent aux plus dangereuses de ces situations afin de pouvoir se familiariser le plus possible avec elles. C'est ainsi que se prennent des résolutions héroïques, fondées sur des mobiles rationnels, qui ne se laisseront pas ébranler le moment venu par de froides arguties.
Si quelqu’un ose présenter les choses autrement à Votre Altesse Royale, ce n’est qu’un pédant, dont les conseils ne peuvent que vous nuire. Vous vous rendrez un jour clairement compte que cette façon de voir est la seule qui puisse vous tirer d’affaire dans les grands moments de la vie, au milieu du tumulte de la bataille, lorsque vous avez cruellement besoin d’aide et que l’aride pédanterie des nombres ne vous est d’aucun secours.
2 Naturellement, à la guerre, on cherche toujours à mettre de son côté les chances de succès en misant sur certains avantages physiques ou moraux. Mais ce n’est pas toujours possible, et on doit souvent entreprendre quelque chose contre la probabilité, et c’est à vrai dire le cas lorsqu’on ne peut rien faire de mieux. Céder ici au désespoir serait nous priver de notre réflexion rationnelle au moment précis où elle nous est le plus nécessaire, alors que tout semble s’être ligué contre nous.
Par conséquent, même si la probabilité de succès nous est défavorable, il ne faut pour autant regarder l’entreprise comme impossible ou déraisonnable ; elle sera toujours raisonnable à partir du moment où nous ne pouvons rien faire de mieux et où nous faisons du mieux que nous pouvons avec les moyens limités qui sont les nôtres.
La difficulté en pareil cas est de ne pas perdre son calme et sa fermeté, deux qualités que la guerre met toujours à l’épreuve en premier en de telles circonstances, et sans lesquelles les plus brillantes qualités de l’esprit ne servent à rien : il faut donc se faire à l’idée de périr avec honneur. Il faut nourrir continuellement cette pensée en soi-même, s’habituer complètement à elle. Soyez-en convaincu, Noble Seigneur, rien de grand ne peut être accompli à la guerre sans une ferme résolution, même lorsque les choses se présentent bien et, à plus forte raison, lorsqu’elles prennent mauvaise tournure.
Frédéric II a souvent dû avoir cette idée à l’esprit pendant ses premières guerres en Silésie ; c’est bien parce qu’il s’était accoutumé à cette pensée qu’il osa, lors de la mémorable journée du 5 décembre, lancer une attaque contre les Autrichiens à Leuthena, et pas du tout parce qu’il était convaincu que l’ordre de bataille oblique qu’il avait choisi lui permettrait à coup sûr de battre les Autrichiens.
3 Entre toutes les opérations que vous pouvez choisir de mener dans un cas précis, entre toutes les mesures que vous êtes susceptible de prendre, vous avez toujours le choix entre une option plus audacieuse et une option plus prudente. Certains pensent que la théorie conseille toujours l’option la plus prudente ; c’est faux ; si la théorie avait un conseil à donner, la nature de la guerre voudrait qu’elle conseille l’option la plus décisive et, par conséquent, la plus audacieuse ; mais la théorie s’en remet ici à la décision du commandant en chef, qui choisira en fonction de son propre courage, de son esprit d’entreprise, de la confiance qu’il a en lui-même. Choisissez donc vous-même selon votre force intérieure, mais n’oubliez pas qu’aucun grand commandant en chef n’est devenu ce qu’il est sans audace.