I
En France, les bars sont interdits aux gens de mon âge. Ici, dans l’archipel, ils n’ont pas de portes, ni d’ailleurs de murs. Et ils pullulent, tout au long de la plage principale. Personne ne prête attention aux jeunes curieuses de ma sorte. Elles n’ont qu’à s’asseoir sur le sable pour écouter les guitares et les trompettes, les tambours et les pianos. Et aussi découvrir de quelles folies les adultes sont capables après deux ou trois verres de rhum.
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Ce soir-là, après le travail, comme chaque soir d’ailleurs, j’avais couru vers mon bar préféré, le Cargo sentimental, et venais de m’installer à ma place favorite, le dos bien calé contre un tas de vieux filets. Leur lointaine odeur d’algue me berce. Il me suffit d’approcher d’eux mon oreille pour entendre, chuchotés, des récits de pêche au requin tigre.
Et je grignotais le meilleur des dîners, ces entrées lilliputiennes, inventions bénies des Espagnols, qu’ils ont appelées tapas. À chaque bouchée, ça change. De goût,
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de couleur, de parfum. Tantôt ça croque, tantôt ça fond. Jamais le temps de
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s’ennuyer. On enchaîne les surprises. Petite omelette. Micro-sandwich. Anchois farci, cube de jambon rouge foncé, presque noir… Ah, du bout d es dents, mordre dans un pâté miniature truffé de pistaches! Ah, entre ses joues, sentir la tiédeur amicale d’une crevette en beignet !
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Soudain, sur le chemin, cartable à la main, parut Mme Jargonos. Démarche mécanique, robe grise informe, immense chapeau de paille (pour se protéger de quel soleil? Le nôtre était déjà couché). Aucun doute possible, il s’agissait bien de mon ennemie. La terrible inspectrice. Celle qui avait si cruellement torturé ma chère Mlle Laurencin, pourtant la meilleure de toutes les maîtresses d’école. Je frissonnai. Et si le cauchemar recommençait ? Si, de nouveau, elle m’attrapait et m’enfermait dans son
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institut maudit, son usine à désenchanter les histoires et dessécher la
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langue ? Je me fis minuscule. J’ai ce don-là : disparaître. Stratégie de curieuse : moins on vous voit, mieux vous pouvez voir.
Elle s’était arrêtée net.
Et maintenant, perchée sur sa jambe gauche, tel un héron cendré, dont elle avait la teinte et l’allure, elle avait saisi sa chaussure droite et la secouait violemment. Sans doute afin d’en chasser l’intrus, un gravier assez impudent pour oser agresser la chair d’une fonctionnaire française. À cet instant même – coïncidence (ou stratégie du dieu Amour) –, Dario, le batteur de l’orchestre, s’installait derrière ses grosses caisses et toute sa quincaillerie. La longue silhouette, là-bas, sur un pied, luttant furieusement contre son caillou introuvable, dut l’inspirer. À son tour, il brandit sa chaussure, une tong aux lanières jaune fluo, tandis que son autre main agitait une maraca, cette sorte de petite massue creuse, pleine de graines dont les tchiqui tchiqui tchiqui saccadés rythment la plupart des mélodies tropicales. Ses camarades, croyant que le signal était donné, que la fête commençait, se précipitèrent sur leurs instruments et la musique envahit la nuit comme une vague.
Plus tard, pour les besoins de ma grande enquête (« Qu’est-ce que l’amour?»), lorsque je demandai à Dario quelle force lui avait dicté d’agir ainsi, il plongea ses yeux dans les miens :
– Jeanne, tu verras, il y a des gens qu’on ne peut pas laisser seuls.
Le héron cendré Jargonos ne savait plus que faire. Toujours sur un pied, toujours brandissant à bout de bras sa chaussure et plus raide que jamais, elle ne bougeait plus. Sa colère avait disparu, je le voyais dans ses yeux, remplacée par un immense désarroi : mon Dieu, que m’arrive-t-il ? Je ne maîtrise plus rien. Que vais-je devenir ?
Alors Dario lui sourit. Un sourire comme je ne croyais pas qu’il en existât : un sourire débarrassé de toute moquerie. Un sourire qui veut simplement dire «bonjour». Un sourire de bienvenue. Bienvenue dans la nuit, bienvenue dans la musique. Un sourire de compréhension, de complicité : la vie serait plus simple, n’est-ce pas madame ?, sans ces maudits cailloux.
Bien sûr, ce miracle ne dura pas. L'orchestre avait fini par remarquer ce drôle de dialogue muet entre le batteur et l’inspectrice. Les musiciens ricanèrent, s’esclaffèrent, toujours le même, notre Dario, tout lui est bon pour draguer, un vrai don Juan ne porte pas de tongs, Dario, on peut la voir ta nouvelle, oh la la, tu deviens fou, un squelette pareil, tu vas t’écorcher, Dario… À leur tour, ils se déchaussèrent et agitèrent qui sa Nike qui sa santiag, mais c’était pour dire adieu, laissez-nous, madame, allez chercher ailleurs, ne faites pas de mal à notre Dario.