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C'était le jour de la Saint-Valentin, et il était 18 heures : le prélude d’un soir de fête à l’époque où Rob était encore de ce monde. Mais, à trente-huit ans, Anne Marie Roche s’apprêtait à passer seule la soirée la plus romantique de l’année. Elle retourna la pancarte indiquant « Fermé » sur la porte de la librairie de Blossom Street avant de jeter un coup d’œil à la vitrine décorée pour l’occasion de cœurs découpés et de ballons roses parmi lesquels elle avait glissé quelques-uns de ses romans d’amour préférés. Puis elle regarda dans la rue. L'éclairage des réverbères vacillait tandis que la nuit s’installait sur ce quartier de Seattle.
En vérité, Anne Marie détestait sa vie. Bon, d’accord, le mot était peut-être un peu fort. Après tout, elle était encore jeune, plutôt jolie, et elle possédait la librairie la plus fréquentée de la région. Mais elle n’avait plus personne à aimer, et personne ne l’aimait. Chaque matin en se réveillant seule dans son lit, elle se disait qu’elle ne s’habituerait jamais à cette solitude accablante.
Son mari était mort neuf mois plus tôt. Elle était donc veuve, théoriquement. Bien sûr, Robert et elle étaient séparés, à l’époque, mais ils se voyaient régulièrement et œuvraient à une réconciliation.
Et puis, soudain, tout espoir s’était envolé. Terrassé par une crise cardiaque, Robert s’était effondré. Et avant l’arrivée des secours, il avait cessé de vivre.
La mère d’Anne Marie l’avait mise en garde contre les risques qu’elle encourait en épousant un homme plus âgé qu’elle, mais quinze ans, ce n’était pas tellement plus. Bel homme, charismatique, Robert avait une bonne quarantaine d’années quand ils s’étaient mariés. Ils avaient été heureux ensemble, et ils s’entendaient à merveille sur tous les points, sauf un.
Anne Marie voulait un bébé.
Et Robert refusait d’en entendre parler.
Il avait eu deux enfants de sa première femme, Pamela, et n’avait aucune envie de renouveler l’expérience. A l’époque de leur mariage, Anne Marie avait accepté cette condition. Elle n’y avait guère attaché d’importance, sur le moment. Elle était tellement amoureuse ! Et puis, petit à petit, ce désir d’enfant, ce besoin s’était intensifié. Mais Robert, lui, n’avait pas changé d’avis. Il avait cru pouvoir régler le problème en lui achetant un petit chien qu’elle avait appelé Baxter. Dérisoire consolation pour une femme qui continuait à vouloir un enfant plus que tout au monde.
La situation avait été aggravée par Melissa, la fille de Robert, âgée de vingt-quatre ans, qui avait pris sa belle-mère en grippe. Au fil des années, Anne Marie avait fait d’innombrables tentatives pour se rapprocher d’elle. En vain. Dieu merci, elle était en bons termes avec Brandon, le frère de Melissa, de cinq ans son aîné.
Lorsque la situation avait commencé à se gâter entre Anne Marie et son père, Melissa n’avait pas caché sa satisfaction. Et, à l’automne, quand Robert avait quitté le domicile conjugal, elle jubilait littéralement. C'était un an plus tôt. Sept mois avant sa mort.
Anne Marie n’avait aucune nouvelle de sa belle-fille, depuis l’enterrement.
Elle rouvrit la porte de la librairie en voyant approcher Elise Beaumont. Le mari d’Elise, Maverick, était décédé récemment après un long combat contre le cancer. Agée d’une soixantaine d’années, Elise avait été libraire, elle aussi. Son époux et elle s’étaient retrouvés après une séparation de près de trente ans, mais le sort avait voulu qu’elle le perde de nouveau. C'était une femme chétive, presque émaciée, aux cheveux gris, mais la douceur de son regard adoucissait la sévérité de ses traits. Elle venait fréquemment à la librairie, et Anne Marie et elle s’étaient liées d’amitié pendant les mois terribles où la maladie de Maverick avait progressé. D’une certaine manière, sa disparition avait été un soulagement, mais Anne Marie comprenait, malgré tout, à quel point il était difficile de laisser partir l’être cher.