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Quelqu’un avait-il déjà eu sa vie gâchée par un livre ? se demanda Lucy Vanderwal, rageuse, alors qu’elle foulait furieusement le sable compact de la plage de Daytona, en ce fatidique jour de février.

Un bouquin, pour l’amour du ciel ! Ce n’était tout de même pas comme si elle était quelqu’un de célèbre, et que son entraîneur personnel, cuisinier, ex-petit ami ou proche parent avait écrit une atroce biographie non autorisée révélant quelle horrible garce elle était, tout en s’enrichissant au passage ! Elle n’était personne. Simplement une vulgaire habilleuse de défilé de mode originaire du New Jersey.

Le livre ne parlait même pas d’elle. Et pourtant, il avait réussi à gâcher sa vie !

Elle n’en serait pas là sans ces deux cent quatre-vingt- cinq pages de conseils qu’elle n’aurait jamais dû suivre ! En fait, pour être exacte, autant admettre que c’était sa tante la responsable de tout ce gâchis, puisque c’était elle qui lui avait offert cet ouvrage à l’occasion de son trentième anniversaire. Grace, qui était aussi adorable qu’elle était sans tact. Elle lui avait donné ce cadeau empoisonné, consciencieusement emballé, à la petite fête que sa famille avait organisée en son honneur dans un restaurant italien. Sa tante était une femme économe, pour ne pas dire autre chose, et l’emballage n’était pas neuf. Y figuraient sur un fond rose des princesses aux robes étincelantes, plusieurs plis qu’elle s’était efforcée de son mieux de lisser, et on pouvait voir les traces laissées par le scotch qu’elle avait tenté précautionneusement d’arracher.

Le titre de l’ouvrage était : Dernière chance pour l’amour avec, en caractères plus petits, le sous-titre : Conseils pour les célibataires de plus de 30 ans.

La plupart des membres de sa famille s’étaient esclaffés lorsqu’elle l’avait brandi à la vue de tous, mais il y avait eu, aussi, quelques regards de compassion. Lucy étant une personne bien élevée, experte à ne pas froisser les sentiments d’autrui, elle l’avait accepté de bonne grâce, emporté chez elle avec le reste de ses présents, puis casé entre ses manuels de cuisine. Naturellement, elle ne pouvait le jeter dans l’éventualité où Tante Grace passerait à son appartement, auquel cas il lui faudrait placer l’ouvrage en évidence sur la table basse du salon, au sommet de la pile de magazines de mode qui y trônait actuellement !

Seule une femme désespérée aurait eu l’envie de lire un tel ouvrage, et Lucy ne l’était pas, du moins, pas à l’époque.

C’était il y a deux ans. A présent, à trente-deux ans, elle avait la désagréable impression que son horloge biologique s’était transformée en gong. Gong, gong, gong ! Le son se répercutait en elle aux moments les plus inattendus, comme si sa chance de saisir ce qu’elle souhaitait de la vie était venue, passée, puis partie.

Elle voulait un mari, une maison et des enfants. Mais pouvait-elle accéder à l’avenir qu’elle espérait dans une profession où un homme hétéro était aussi rare qu’une chouette tachetée ? Et tout en vivant à New York, où une relation à long terme équivalait à n’importe quoi qui durât plus de deux week-ends consécutifs ?

Elle n’appréciait même plus son travail autant qu’autrefois. Habiller des top-modèles stressées impliquait rapidité, tact, distribution de séances de thérapie non rémunérées et acceptation de maltraitances. Beaucoup de maltraitances même. Elle comprenait certes que les mannequins soient soumises à énormément de pression. Mesurer un mètre quatre-vingt-cinq et lutter pour survivre avec seulement mille calories par jour sans jamais vieillir stresserait n’importe qui d’ailleurs !

La journée était ensoleillée, et étonnamment chaude pour un mois de février, mais évidemment, elle était en Floride, et avait abandonné le froid et la grisaille new-yorkaise derrière elle. Normalement, le soleil et le ressac des vagues auraient dû l’emplir de ravissement, mais là, le paysage de carte postale ne faisait que lui remémorer douloureusement qu’elle s’était comportée comme une gourde.

Tout cela à cause d’un homme.

Un homme dont elle avait fait la connaissance à cause du conseil de ce stupide bouquin !

Chapitre un : Allez là où sont les hommes.

Ah ça, pour avoir marché, ça avait marché !

Presque involontairement, elle se mit à mouliner des bras au souvenir de la manière dont Dan Kankrill s’était fichu d’elle.

— Je te hais, Dan Kankrill ! hurla-t-elle au vent, et à un pélican solitaire qui passait.

Les moulinets la défoulaient, aussi continua-t-elle, sans se soucier le moins du monde d’avoir l’air d’une cinglée. Qui la connaissait d’ailleurs en Floride, à l’exception de Dan Kankrill, menteur, tricheur, et pathétique séducteur de célibataires de trente-deux ans désespérées ?

Sans doute serait-il plus approprié de gérer sa colère sur le divan d’un thérapeute, mais l’évacuer sur la plage avait l’air de fonctionner, alors…