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Les auteurs et leurs contributions

Cet ouvrage a été réalisé sous la direction de Éric ALARY et Bénédicte VERGEZ-CHAIGNON

Éric Alary, spécialiste de l’Occupation, agrégé, docteur en histoire de l’Institut d’Études politiques de Paris, professeur d’hypokhâgne-khâgne à Tours, chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences-Po Paris, est l’auteur, entre autres, de l’Exode. Un drame oublié (Perrin, 2010), les Français au quotidien (1939-1949) [avec Bénédicte Vergez-Chaignon et Gilles Gauvin; Perrin, 2006; réédition en 2009, « Tempus »], La ligne de démarcation (Perrin, 2003; réédition « Tempus », 2010), et Résistants. L’histoire de ceux qui refusèrent (avec Bénédicte Vergez-Chaignon et Robert Belot; Larousse, 2003), Histoire de la Gendarmerie (Perrin, coll. « Tempus », 2011).

Questions : Qui est responsable de la défaite de 1940 ? Rutabagas ou marché noir ? L’Empire colonial a-t-il sauvé la France ? Pourquoi la France compte-t-elle parmi les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ?Temps forts : 1939, l’engrenage irréversible vers la guerre ; 1940, les conséquences de la défaite et les dissidences ; Novembre 1942, un tournant relatif pour les Français ; 1943-1944, de Gaulle et la Résistance : une bataille pour la légitimité ; 1945, Libération et victoire abri ; aide sociale ; Alsace-Lorraine ; Ardennes ; Aubrac (Lucie et Raymond) ; Auschwitz ; Ausweis ; baby-boom ; Bir Hakeim ; Boche ; BOF ; Bordeaux ; brigades spéciales ; campagne de France ; catholiques ; CFLN ; chanson ; chômage ; cinéma ; communistes ; contrôle postal ; Corse ; couvre-feu ; débâcle militaire ; débarquement d’Afrique du Nord ; débarquement de Normandie ; débarquement de Provence ; décolonisation ; délation ; destructions ; droit de vote ; drôle de guerre ; école primaire ; Empire ; États-Unis ; évadés ; exodes ; exploitation économique ; Fabien (colonel) ; famille (politique de la) ; femmes ; FFI ; frais d’occupation ; franc-maçonnerie ; Front national ; FTPF ou FTP ; Gaulle (Charles de) ; gendarmerie nationale ; Gestapo ; GI’s ; grèves ; guerre éclair ; Hitler et la France ; hiver ; Intelligence Service ; invasion ; Justes ; justice militaire allemande ; Leclerc de Hauteclocque (Philippe) ; libération de la France ; libération de Paris ; lignes de démarcation ; « malgré-nous » ; manifestations de ménagères ; manifestations patriotiques ; marché noir ; MbF ; Guy Môquet ; mur de l’Atlantique ; nationalisations ; Normandie-Niémen ; Onze Novembre ; pacte germano-soviétique ; pain ; poches ; polices (françaises) ; Pologne (entrée en guerre) ; prisonniers de guerre ; procès du palais Bourbon (4 au 6 mars 1942) ; procès de la Maison de la chimie (7-17 avril 1942) ; protestants ; queue ; radio ; rafles ; ravitaillement ; réfugiés ; rutabaga ; sauvetages ; Sétif ; SNCF ; SOE ; sport ; Syrie ; théâtre ; ticket ; torture ; transports ; Tsiganes ; Union soviétique ; Vél’d’Hiv ; zones.

Bénédicte Vergez-Chaignon est docteur en histoire de l’Institut d’Études politiques de Paris et éditrice ; elle a travaillé pendant dix ans avec Daniel Cordier, notamment sur la biographie de Jean Moulin, et publié de nombreux ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale et Vichy (le Docteur Ménétrel, éminence grise et confident du maréchal Pétain, Perrin, 2001 ; les Français au quotidien avec Éric Alary, Perrin, 2006), sur la Résistance (les Résistants. L’histoire de ceux qui refusèrent, Larousse, 2003 avec Robert Belot et Éric Alary ; les Vichysto-résistants, Perrin, 2008) et sur l’épuration (Vichy en prison, Gallimard, 2006 ; Histoire de l’épuration, Larousse, 2010).

Questions : La collaboration est-elle une trahison ? Y avait-il en France « 40 millions de pétainistes » ? La France fut-elle complice de la Solution finale ? À quoi la Résistance a-t-elle servi ? Les communistes voulaient-ils prendre le pouvoir à la Libération ? L’épuration a-t-elle été un échec ? Que reste-t-il de De Gaulle ? Temps forts : 1940-1942 : la collaboration d’État et le collaborationnisme ; 1940-1942 : naissance de la Résistance ; 1943-1944 : la guerre civile ? De 1944 à nos jours : les soubresauts de la mémoire. Abetz (Otto) ; affiche rouge ; Alger ; Angleterre ; appels à la Résistance ; armée de l’armistice ; Armée secrète ; arts ; aryanisation ; Astier de La Vigerie (Emmanuel d’) ; attentats ; Barbie (Klaus) ; BBC ; BCRA ; Bousquet (René) ; Brasillach (Robert) ; Brinon (Fernand de) ; Brossolette (Pierre) ; Caluire ; camps d’internement ; CDL ; censure ; Chagrin et la pitié (le) ; Chant des partisans (le) ; Chantiers de la jeunesse ; cinquième colonne ; Cochet (Gabriel) ; collaboration d’État ; collaborationnistes ; Commissariat général aux questions juives ; Conseil (national) de la Résistance ; corporatisme ; cours de justice ; croix de Lorraine ; Darlan (amiral François) ; Darnand (Joseph) ; dénaturalisation ; déportés ; Dernier Métro (le) ; devise ; discours du maréchal Pétain ; Dix Juillet 1940 ; Drancy ; épuration ; étoile jaune ; Europe ; fichier juif ; Flandin (Pierre-Étienne) ; France de Vichy (la) ; France libre/France combattante ; francisque ; Frenay (Henri) ; Giraud (général Henri) ; Glières ; GPRF ; Haute Cour de justice ; Henriot (Philippe) ; hôtel du Parc ; Huit Mai 1945 ; intellectuels ; Italie ; Je souhaite la victoire de l’Allemagne ; jeunesse ; justice militaire allemande ; Lattre de Tassigny (Jean de) ; Laval (Pierre) ; Légion des volontaires français contre le bolchevisme ; Légion française des combattants ; liste Otto ; Lyon ; maquis ; Maréchal nous voilà ; mémoire ; Mers el-Kébir ; Milice ; Montoire ; mont Valérien ; Moulin (Jean) ; mouvements de Résistance ; nature du régime de Vichy ; Oberg (Karl) ; Oradour-sur-Glane ; otages ; Papon (affaire) ; Pétain (Philippe) ; presse clandestine ; presse de la collaboration ; prison ; Pucheu (Pierre) ; Radio Paris  ; rapatriement ; Relève  ; réseaux ; Résistance  ; Révolution nationale ; Riom (procès de) ; sections spéciales ; serment ; Sétif ; Sigmaringen ; Solution finale ; statut des juifs ; STO ; Struthof ; Todt ; tondues ; tracts ; Treize Décembre 1940 ; trusts ; UGIF ; Vél’d’Hiv ; Vercors ; Vichy ; vichysto-résistants ; Weygand (général Maxime).

 

 

L’Occupation en questions

Parce qu’elle fut un temps de décisions difficiles, de déchirements et d’affrontements, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale a suscité bien des questions, qui peuvent être ou avoir été objets de controverses. Certaines de ces questions se sont posées immédiatement : Pourquoi la défaite ? La collaboration est-elle une trahison ? D’autres ne sont apparues qu’à la fin de la guerre et ont pu constituer d’importants enjeux politiques : Pourquoi la France compte-t-elle au nombre des vainqueurs ? Les communistes ont-ils voulu prendre le pouvoir ? À quoi la Résistance a-t-elle servi ? L’Empire colonial a-t-il sauvé la France ? D’autres enfin sont apparues au fur et à mesure que la connaissance historiographique s’affinait et suscitait les réactions du public : La France a-t-elle été complice de la Solution finale ? Faut-il faire repentance ? Y avait-il 40 millions de pétainistes ?

Quelles sont les questions qui agitent l’opinion, suscitent des débats, donnent lieu à des empoignades politiques depuis soixante-dix ans ? Pourquoi ont-elles été posées et comment y a-t-on répondu au fil des années ? Voilà le panorama que nous nous proposons d’esquisser en onze questions.

 

 

Qui est responsable de la défaite de 1940 ?

En septembre 1939, quand la mobilisation générale est décrétée, les soldats français qui se préparent à partir au front sont convaincus de la nécessité de la guerre qui commence. Pourtant, en moins de six semaines, du 10 mai au 25 juin 1940, l’armée française connaît une débâcle aux effets désastreux sur l’ensemble des Français. Très vite, les contemporains ont cherché les responsables.

Des soldats motivés, mais en attente…

Les sources (rapports de gendarmerie, rapports préfectoraux, contrôle postal et témoignages de soldats) permettent d’observer qu’en septembre 1939 les combattants ont le sentiment de faire leur devoir, même s’ils semblent plutôt résignés. Il n’est pas simple en effet de quitter son foyer, alors que le pays a déjà eu tant de difficultés à se relever de la Première Guerre mondiale. Le moral des troupes est jugé « excellent » par les autorités civiles et militaires, alors que les Alliés entrent dans une période de plusieurs mois, sans guerre, la « drôle de guerre* », laquelle a sans aucun doute délité le moral des troupes, car la volonté initiale d’en découdre avec les Allemands s’est progressivement étiolée. Pour beaucoup pourtant, venus d’horizons sociaux différents, la guerre est une nécessité dès lors qu’il faut en finir avec Hitler*. Pour autant, les semaines passent et l’ennui gagne ; le moral baisse progressivement, entre l’automne 1939 et le printemps 1940, avec des hauts et des bas : après une période de chute due aux effets démoralisants de l’attente interminable de cette « drôle de guerre », le moral remonte fin mars, puis s’effondre entre le 10 et le 20 mai 1940. Et pour cause !

Le 10 mai, les Allemands lancent leur offensive à l’ouest dans une guerre éclair. Du 14 au 16 mai, le front sur la Meuse cède. Il ne reste plus une seule unité alliée entre Sedan et Paris, ce qui provoque la panique à l’état-major. Toutefois, les panzers, au lieu de foncer sur la capitale française, manœuvrent vers la Manche. Le Reich a décidé en fait de faire passer ses unités dans les Ardennes*, là où personne ne les attendait, contournant ainsi la ligne Maginot*, présentée depuis des années comme la parade à toute attaque allemande. De leur côté, les soldats font ce qu’ils peuvent : leur motivation varie beaucoup en fonction de leur âge et de leur position sur le front. Après une accalmie qui se prolonge jusqu’au 5 juin, pendant laquelle se joue la pénible évacuation de Dunkerque* (du 26 mai au 4 juin), la débâcle complète est consommée lorsque le Haut Commandement donne l’ordre de se replier, le 12 juin 1940. Entre-temps, le gouvernement français a quitté Paris, le 10 juin, pour rejoindre la Touraine jusqu’au 14 juin, avant de se diriger sur Bordeaux, dans un contexte de chaos sur les routes, où près de 8 millions de personnes fuient. Le 14 juin, les Allemands sont à Paris ; le 17 juin, Pétain appelle à la cessation des hostilités et, le 25, l’armistice franco-allemand entre en vigueur avec le compartimentage du pays en plusieurs zones, entre autres mesures. 70 000 soldats français et 5 000 soldats britanniques ont été tués. 1,8 million de soldats français ont été faits prisonniers.

Défaite totale et impréparation d’une guerre moderne

La défaite est totale et a lieu en six semaines incroyables. Depuis, la recherche des responsabilités a été incessante. Essayons d’y voir plus clair en confrontant l’ensemble des travaux d’historiens. Deux visions historiennes s’opposent pour expliquer la défaite. La première, plus ancienne, est franco-française et elle met l’accent sur une défaite inéluctable, s’expliquant par le fatalisme qui habitait les Français. La seconde, plus récente, est le fruit de recherches étrangères, notamment allemandes, qui insistent sur l’idée d’une somme de hasards qui a permis la victoire allemande, rappelant que c’est plutôt l’équilibre des forces qui prévalait entre les belligérants. Beaucoup ont aussi avancé l’idée selon laquelle le plan français était mauvais, misant tout sur la ligne Maginot. Or, aujourd’hui, des historiens militaires montrent que la ligne Maginot n’était pas si absurde, car elle avait été conçue comme un moyen de défense dans un plan d’ensemble qui ne visait nullement à conquérir quelque territoire. Au reste, les Allemands n’ont pas attaqué de front la ligne Maginot puisqu’ils sont passés par les Ardennes. Elle a donc joué son rôle en quelque sorte. Les spécialistes alliés de la stratégie ont pensé à une guerre longue, plutôt défensive. De son côté, Hitler n’avait pas les moyens d’une guerre de ce type, ce que l’avenir a montré lorsque ses armées ont cédé, une fois engagées sur plusieurs fronts. En mai 1940, le Führer a cherché à attaquer à l’ouest au plus vite pour empêcher les Alliés de renforcer leurs moyens armés et leurs dispositifs de défense. Cependant, il lui a fallu reporter dix-sept fois l’ordre d’attaque à l’ouest. Les généraux allemands se sont opposés jusqu’au dernier moment sur le plan d’attaque définitif. La guerre éclair qui a eu lieu en France a été finalement une surprise pour Hitler. L’idée consistait d’abord à lancer les forces armées dans une brèche, afin de briser le front ensuite, ce qui s’est produit en Pologne en mars 1939. Mais, aux yeux de Hitler, la France était considérée comme autrement plus dangereuse que cette dernière. Ce qui a perdu les armées alliées, c’est en fait un front trop statique et continu.

De même, selon les historiens militaires, les forces en présence en 1939 sont plutôt équivalentes. En 1939, les Français et les Anglais possèdent bien autant d’avions que les Allemands, mais ils ne sont pas utilisés de la même façon : les premiers les emploient pour défendre essentiellement le territoire en profondeur, obsédés par la crainte des bombardements des villes et des industries de l’intérieur ; la DCA alliée est utilisée de la même façon ; les seconds usent de leur aviation pour appuyer les forces armées au sol. Quand les chars allemands, bien mieux reliés par radio, sont ravitaillés en essence avec des bidons, ceux des Alliés le sont à l’aide de gros camions, rendant plus lent le déplacement des unités. Les premiers combats sont très meurtriers. Le rythme des pertes humaines quotidiennes sur le front est pratiquement identique à celui des plus grandes batailles de la Grande Guerre ; les armées alliées se sont donc bien battues et n’ont pas failli dans leur détermination à gagner la guerre. Du côté des chefs militaires et des officiers alliés, ce qui a péché également, c’est sans doute leur incapacité à penser les opérations combinées, en raison de lourdeurs administratives et de conflits de personnes sur les tactiques à suivre. Les soldats ont été nombreux à témoigner du manque de coordination des unités françaises et du manque de cohérence de certains ordres, assez rapidement contredits dans une même journée. Au total, c’est l’impréparation à un nouveau type de guerre qui explique en grande partie la débâcle militaire sur le terrain ; le rythme des combats est tel que les armées alliées, mal préparées, succombent vite. Cela dit, des choix politiques ont aussi pesé lourdement dans l’issue de la guerre de 1940.

Les responsabilités des dirigeants politiques

Les responsabilités de la défaite sont aussi à rechercher du côté des hommes politiques. Évidemment, pendant l’Occupation, le régime de Vichy va faire peser les causes de la défaite sur les hommes de la IIIe République. D’ailleurs, dans ses discours*, Pétain* n’évoque jamais l’armée, mais les parlementaires et les Français eux-mêmes. La recherche de responsabilités de la défaite a été au cœur de nombreux combats politiques, y compris après la guerre. Dès le remplacement de Daladier par Paul Reynaud, un homme de droite, le 22 mars 1940, la composition du cabinet montre une équipe composée d’hommes plutôt pacifistes (Paul Baudouin, Philippe Pétain, appelé à la vice-présidence du Conseil, le 17 mai, entre autres) ; Reynaud appelle également le général Weygand*, lui aussi un vainqueur de Verdun comme Pétain. Ainsi, le président du Conseil a-t-il espéré que cela provoquerait un électrochoc dans l’opinion. Il n’en est rien ; le 26 mai, le terme « armistice » est prononcé pour la première fois par le général Weygand. Ce dernier est un chef défaitiste qui a remplacé Gamelin – lequel deviendra le bouc émissaire militaire de la défaite. Weygand, avec Pétain, va donner ordres et contrordres, empêchant la réalisation de toute idée d’évacuation des troupes françaises vers l’Angleterre ou l’Empire. La question que se pose Reynaud revient à décider de la poursuite ou de l’arrêt des combats. Il ne choisit pas entre ces deux options et préfère se retirer le 16 juin 1940. Le même jour, Maxime Weygand devient ministre de la Défense du gouvernement Pétain. Les décisions politiques de l’année 1940 ont donc été très variables, inconstantes et parfois incohérentes, au gré des luttes internes entre ceux qui souhaitaient poursuivre la lutte et ceux qui voulaient à tout prix « cesser le combat ». Sur le front, les soldats sont restés sans ordre cohérent, désespérés par la situation militaire.

Recherche des responsables

Une fois le pays occupé, le régime de Vichy a cherché des responsables de la défaite. L’État vichyste a organisé le procès de Riom* (Puy-de-Dôme) à partir du 19 février 1942. Dès le 20 juillet 1940, le régime de Vichy, tout juste instauré, promulgue l’acte constitutionnel n° 5, créant la Cour de justice qui devra siéger à Riom, non loin de Vichy. Le régime cherche à livrer à l’opinion des responsables de la défaite et ceux qui ont conduit la France de l’état de paix à l’état de guerre. À l’été 1940, tout semble clair : ce sont les hommes de la IIIe République qui sont responsables de tous les maux de la France ; personne n’évoque les erreurs du commandement militaire, par exemple. Toutefois, en février 1942, quand le procès de Riom s’ouvre, avec sur le banc des accusés Léon Blum, Édouard Daladier, Paul Reynaud et le général Gamelin, notamment, le procès si évident en 1940 ne l’est plus. Ce procès est d’autant plus curieux que le Conseil de justice politique les a déjà condamnés en octobre 1941 et fait enfermer dans une forteresse. À Riom, c’est ni plus ni moins un second procès qui s’ouvre pour les rejuger. Malgré la censure des débats et des interventions des inculpés, le risque est grand de voir le procès se transformer en tribune politique ; ces hommes de la IIIe République sont tout à fait capables de discerner les responsabilités des uns et des autres dans la défaite et en premier lieu celles des militaires. Le procès s’ouvre malgré tout devant plus de 140 journalistes français et étrangers. Les accusés sont sommés de s’expliquer et jouissent d’une grande liberté de parole de la part des magistrats. Près de 100 000 pages constituent le dossier concernant les accusés. Rien n’est retenu sur les accords passés avec la Pologne, qui ont obligé la France à entrer en guerre. En fait, les magistrats se concentrent sur la préparation du conflit et ses imperfections, puis la gestion politique de la guerre de mai-juin 1940. Très vite, Blum et Daladier, grâce à des arguments de poids, parviennent à démontrer que l’armée a été mal dirigée et que les moyens militaires français étaient comparables à ceux des Allemands. Ces derniers s’inquiètent de la tournure que prend le procès de Riom, car ils veulent avant tout que la France reconnaisse sa responsabilité dans le déclenchement du conflit et fasse des excuses. L’amiral Darlan* demande à Pétain la fin du procès. L’opinion, déjà éprouvée par un deuxième hiver pénible, se lasse de ce procès, dont elle ne connaît pas tous les propos prononcés. Le régime de Vichy* montre ses limites. Le procès est suspendu et les occupants déportent au plus vite Blum, Daladier et Gamelin, le 14 avril 1943. C’est un fiasco retentissant pour Pétain. Mais la recherche des responsabilités de la défaite ne s’arrête pas à l’Occupation. Le débat est relancé à la Libération* avec les procès de l’épuration.

 

 

La collaboration est-elle une trahison ?

Selon les points de vue et les moments, la collaboration peut être présentée sous des angles différents : une nécessité vitale, un pari raisonnable, une adhésion enthousiaste, une bêtise opportuniste, une trahison délibérée, un crime imprescriptible. Le mot « collaboration » apparaît dans le texte même de la convention d’armistice du 22 juin 1940. « Le gouvernement français invitera immédiatement toutes les autorités et tous les services administratifs français du territoire occupé à se conformer aux réglementations des autorités militaires allemandes et à collaborer avec ces dernières d’une manière correcte. » Mais cette collaboration ne va pas se limiter à d’inévitables aspects techniques.

Le gouvernement de Vichy, maréchal Pétain en tête, l’appelle de ses vœux avec insistance, dans l’idée d’alléger le fardeau qui pèse sur la France occupée. Ainsi, dans son discours-programme du 10 octobre 1940, Pétain se déclare prêt à rechercher la collaboration dans tous les domaines pour aboutir à une paix nouvelle. Deux semaines plus tard, à Montoire*, il rencontre Hitler, puis affirme entrer « dans la voie de la collaboration » afin de « maintenir l’unité française dans le cadre d’une activité constructive du nouvel ordre européen » (message du 30 octobre 1940). S’ajoute en sourdine à cette recherche d’un soulagement l’idée de se faire suffisamment apprécier du vainqueur pour obtenir une place décente dans l’Europe nouvelle sur laquelle va immanquablement régner le Reich. C’est le pari têtu de Pierre Laval*, persuadé dès l’été 1940 d’être le seul à pouvoir obtenir des conditions de paix favorables. Ainsi, la collaboration d’État est conçue comme une nécessité pour le présent et l’avenir, dictée par la raison bien comprise, contre les sentiments et les routines. « Je sais l’effort que certains d’entre vous doivent faire pour admettre cette politique. L’éducation que nous avons généralement reçue ne nous préparait guère à cette entente indispensable » (discours de Pierre Laval du 22 juin 1942).

Les collaborationnistes*, c’est-à-dire les hommes qui dans la presse ou les partis politiques font profession de soutenir la politique de collaboration, mettent constamment en avant les arguments de la raison. « Pour la collaboration dans la dignité parce que c’est tout simplement le seul moyen de nous en tirer » (Robert Brasillach, Je suis partout, 21 mars 1941). Les opposants à cette politique sont présentés comme « ceux qui n’ont pas compris », voire « ceux qui ne veulent pas comprendre », où réside le véritable intérêt de la France. Derrière ce discours de justification, les motivations des collaborationnistes sont variées. Elles s’accompagnent de partis pris idéologiques en faveur de la paix, de l’Europe, de la révolution ou du fascisme. Chacune de ces entités est une notion complexe, mais supposée légitime. Certains, en effet, viennent à la collaboration par pacifisme. La défaite fulgurante de 1940 et ses conséquences douloureuses intervenant si peu de temps après la saignée de la Première Guerre mondiale, comme ce qui est présenté comme la modération de l’Allemagne vainqueur raisonnable, permettent d’interpréter la collaboration comme un effort viable vers l’établissement durable de la paix. « C’est dès 1919 qu’il fallait briser par la collaboration le cercle infernal des guerres de revanche » (la France socialiste, 26 novembre 1941). Elle est donc une chance historique que l’on ne peut raisonnablement se dispenser de saisir. La collaboration peut aussi être définie comme une participation à la construction de l’Europe nouvelle. Si, pour certains, l’hégémonie allemande est la garantie d’une véritable Europe de cocagne, pour la plupart, c’est surtout la garantie d’une Europe définitivement débarrassée du communisme. La collaboration peut alors impliquer un véritable engagement personnel (en particulier via la Légion des volontaires français contre le bolchevisme*) dans la lutte contre l’Union soviétique. Elle peut aussi apparaître comme la seule solution pour débarrasser la France d’un danger supérieur à l’occupation allemande : la menace communiste. La collaboration est pourtant aussi la condition d’une révolution. À cet égard, chacun en propose sa définition. Mais toutes se rejoignent sur ce point que la « révolution » – nationale ou autre – est indispensable pour sauver ou régénérer la France. Ceux qui croient aux vertus supérieures de la révolution se résignent à la collaboration, tandis que ceux qui veulent la collaboration se résolvent à mimer l’amour de la révolution que paraît impliquer le national-socialisme. « J’ai trois raisons de poursuivre la politique de collaboration : comme Français, j’évite le pire à mon pays ; comme Européen, j’aide à unifier le continent ; comme révolutionnaire, je pousse la France dans la voie de la révolution nationale et sociale, la seule qui puisse lui redonner son unité » (discours de Jacques Doriot au congrès du PPF, mai 1941). L’engouement fasciste ou nazi reste, dans cet ensemble, superficiel et minoritaire. Mais lui aussi exige la collaboration, chance historique pour la France de participer à ce nouvel horizon indépassable qui fait du fascisme l’avenir des élus.

Plus prosaïquement, la collaboration est aussi un opportunisme à courte vue, une façon de saisir ou d’accepter les occasions de gagner de l’argent, de se placer, de se venger même. Dans la mesure où ces pratiques de la collaboration ne s’accompagnent guère d’un discours politique – ou à la rigueur en façade –, elles sont vécues par les intéressés comme des accommodements circonstanciels et réversibles. « J’ai toujours été un bon Français. Je me suis trompé politiquement mais j’ai été de bonne foi car mon activité ne m’a rien rapporté, bien au contraire » (déclaration d’un inculpé devant la chambre civique de Seine-et-Oise, 1945).

Si l’on excepte peut-être les petits arrangements, la collaboration, comme politique, comme pratique ou comme idéologie, est restée dans la société française ultraminoritaire en nombre. À peine les premiers journaux reparaissent-ils en zone occupée que leurs rédacteurs sont considérés par les Français comme des « vendus ». À peine les premiers partis politiques sont-ils autorisés par les Allemands que leurs promoteurs sont tenus pour des canailles ou des traîtres. Quels que soient le respect et la confiance que la majorité de la population éprouve pour le maréchal Pétain, elle reste résolument sourde à ses appels à la collaboration. Elle interprète la rencontre de Montoire, ainsi que toutes les décisions ultérieures, comme le résultat trop évident des manœuvres de Laval ou de quelque autre ministre. « Nous demandons que, dès la libération du territoire français, MM. Pierre Laval et Marcel Déat soient traduits devant la cour martiale et condamnés, comme le sont les traîtres, à être fusillés dans le dos » (Libération, 12 janvier 1941). Il n’est pas besoin d’écouter de Gaulle* à la radio de Londres pour penser en soi-même que le gouvernement agit à l’encontre des intérêts de la patrie. « Il est entendu que les gens de Vichy font un pas de plus dans la voie de la trahison » (discours du général de Gaulle, 27 octobre 1940).

Dès la fin de 1940 se manifeste publiquement la réprobation contre ceux qui affichent un peu trop leur amour pour les Allemands, d’une façon ou d’une autre. « Ici habite un pétainiste donc un agent de Hitler, un traître à la France. » Cette stigmatisation ne fait que croître. Elle est renforcée par le départ des premiers travailleurs volontaires pour l’Allemagne, qui, en vantant leurs conditions de vie privilégiées et leurs salaires réévalués, se donnent à voir comme ceux qui préfèrent l’argent à la patrie. Les engagés dans la LVF, qui combattent, sous uniforme allemand, l’ennemi de l’ennemi, c’est-à-dire l’allié, personnifient évidemment la traîtrise, à égalité avec tous les thuriféraires de la collaboration qui en vantent à gorge déployée les mérites, tandis que les Français en goûtent les réalités : pénuries, contraintes quotidiennes, peurs qui le sont à peine moins. Ce décalage outrancier ne peut qu’accroître la conviction que les prêcheurs de la collaboration ne sont sincères qu’à condition d’avoir à y gagner personnellement, au détriment du pays. Le comble est atteint quand l’instauration du travail obligatoire et des départs forcés en Allemagne s’accompagne de la part du gouvernement des louanges justificatrices de la collaboration. La part prise par la Milice ou les partis collaborationnistes à la répression contre les Français, au même titre que les supplétifs de la Gestapo*, achève de persuader l’opinion que la collaboration n’a été, de bout en bout, qu’une entreprise de trahison.

Le discours des résistants dans la clandestinité comme les premiers textes qu’ils élaborent pour prévoir l’épuration vont explicitement dans le même sens. Ils se réfèrent en particulier à l’article 75 du Code pénal, qui commence ainsi : « Sera coupable de trahison et puni de mort, tout Français qui… » On parle alors couramment de « châtiment des traîtres » pour désigner les dispositions législatives envisagées. Par la suite, toutes les ordonnances tendent à juger la trahison. Le réquisitoire pris contre le maréchal Pétain, en 1945, parle longuement d’un plan de trahison conçu dès avant la guerre pour accéder au pouvoir, au prix de la soumission à l’ennemi. Le programme de la procédure judiciaire contre Laval s’articule sur les origines, la consommation et l’exécution de la trahison. En même temps, le général de Gaulle limite la portée de la contagion collaborationniste en évoquant, dans un important discours, « une poignée de misérables et d’indignes » auxquels il sera bientôt fait justice (14 octobre 1944).

Mais, devant les juridictions, le problème se pose d’arriver à faire entrer tous les actes répréhensibles dans la qualification de trahison. Malgré un effort pour tenir compte de la trahison matérielle (comme l’espionnage) ou de la trahison morale, tout un pan de l’activité gouvernementale de Vichy n’y trouve guère sa place, à commencer par la politique de Xavier Vallat à la tête du Commissariat* général aux questions juives. D’ailleurs, les victimes des lois de Vichy sont souvent reléguées dans les procès au rôle d’illustrations de la trahison. Dans ces conditions, le débat sur les crimes de la collaboration finit par se déplacer hors du champ de la trahison, entendue dans son acception militaire comme intelligence avec l’ennemi. En effet, estimer la part prise par l’administration française dans la mise en œuvre en France de la « Solution finale* » ne peut pas aisément se faire en termes de trahison. Non plus que la collaboration économique ou les dénonciations.

Toutefois, il apparaît que la collaboration a bien été vécue et comprise d’emblée par l’immense majorité des Français comme une trahison. Cette interprétation, qui fut un véritable réflexe, permettait de stigmatiser d’un bloc toutes les formes de la collaboration. Au contraire, les tenants et les pratiquants de la collaboration ne s’envisageaient évidemment pas comme des traîtres. Les plus engagés d’entre eux se voyaient comme les pionniers d’une rationalité historique. Les autres comme des gens raisonnablement ralliés ou résignés aux concessions nécessaires. Avec le recul, il apparaît que la collaboration, commencée sous les oripeaux de la nécessité raisonneuse, poursuivie dans les compromis, les compromissions et l’abjection, s’acheva logiquement dans le crime. Elle fut donc une trahison non seulement envers les intérêts matériels du pays, mais aussi envers sa dignité et son honneur.

 

 

Y avait-il, en France, « quarante millions de pétainistes » ?

Cette formule choisie par Henri Amouroux, en 1977, comme titre du deuxième volume de son Histoire de l’Occupation, fit florès aussi bien que débat. Elle paraît résumer avec brio le constat fait par tant d’observateurs – pour s’en féliciter ou le déplorer : les Français approuvèrent l’armistice et placèrent toute leur confiance dans le maréchal Pétain. Ce tableau de l’été 1940 est d’ailleurs supposé avoir pour pendant la peinture ironique de l’été 1944, selon laquelle les Parisiens, qui ovationnèrent de Gaulle le 26 août sur les Champs-Élysées, étaient les mêmes qui avaient acclamé Pétain à Notre-Dame le 26 avril. Ces « quarante millions de pétainistes » constituaient donc une réplique au mythe du peuple résistant instauré par le général de Gaulle.

Les historiens se sont penchés, au-delà des images et des impressions, sur deux études précises. Quel a été l’état de l’opinion publique sous Vichy, dans ses nuances et dans ses évolutions ? Que signifie exactement être pétainiste ?

Le maréchal Pétain accède au pouvoir dans des conditions exorbitantes. En proie au traumatisme inouï de la défaite radicale, accablés de soucis matériels, les Français subissent aussi des pressions psychologiques et idéologiques intenses, nées non seulement de la situation, mais aussi du discours qui l’accompagne. Enserrés dans la célébration répétitive du sauveur, ils doivent endurer de culpabilisatrices accusations, compensées par la promesse d’une éventuelle rédemption par l’effort, le sacrifice et la discipline. L’unité derrière le Maréchal devient un mythe, en même temps qu’une obligation patriotique. L’adhésion à la personne de Pétain, pourtant, n’est pas seulement subie. Elle est un acte de foi spontané dans la mesure où « le vainqueur de Verdun » – c’est-à-dire la personnification de l’acte mémorable par lequel les Français dans leur ensemble ont offert à la patrie le rempart de leurs poitrines – recherchera forcément la préservation des intérêts immédiats et éternels du pays, voire la revanche. Même certains de ceux qui veulent inventer le moyen de résister aux Allemands peuvent alors être convaincus que le chef de l’État partage leurs aspirations et fera son possible pour les aider. Le maréchalisme se caractérise d’emblée par ses équivoques. En tout cas, dans un paysage éclaté matériellement et psychologiquement, Pétain fait figure de point fixe et, pour tout dire, de refuge.

Le régime s’efforce aussitôt d’exploiter dans un registre politique ce qui est du domaine de l’émotion plus que de la raison, à grands renforts d’un matraquage qui joue sans vergogne sur tous les tableaux. Exploitant l’image rassurante et infaillible de Pétain, il en déduit que Vichy est la seule issue possible et distille un consentement à la politique de Révolution nationale*, en jouant sur le sentiment largement partagé qu’une reconstruction est nécessaire. Mais, hors des milieux militants de la droite dite nationale, les réformes sont considérées avec un recul dans lequel l’indifférence se mêle à la prudence, sur fond de difficultés matérielles de plus en plus obsédantes. Dès la fin de 1940 et en 1941, la vénération pour Pétain cohabite avec une défiance à l’égard de son gouvernement quel qu’il soit, avec le souhait bien ancré d’une victoire anglaise – souhait fortement teinté d’attentisme – et un refus viscéral de la collaboration que rien n’entamera plus. Dans son célèbre discours du 12 août 1941 sur « le vent mauvais », le maréchal signale lui-même le malaise de l’opinion, dont le soutien est en train de s’effriter. À la fin de l’année, alors même que la puissance militaire allemande est à son apogée, la germanophobie est éclatante et déteint fortement sur le gouvernement français. En dépit du prestige conservé par Pétain, l’attachement à son endroit subit un glissement très net : les Français perdent de vue son exercice effectif du pouvoir pour se focaliser sur sa stature symbolique.

L’année 1942 apporte des ruptures décisives. Le retour au gouvernement de Pierre Laval, honni comme incarnation de la politique de collaboration, son engagement spectaculaire en faveur de la victoire du Reich, l’instauration de la Relève*, qui apparaît comme une aide substantielle à l’effort de guerre allemand, cristallisent l’opposition au gouvernement et à la personne de Laval. Le rejet de ceux qui prennent parti pour la collaboration se fait virulent, voire violent. Le gaullisme en reste toutefois au stade des bonnes intentions. La perception de Pétain, oscillant au gré des phases d’effacement et des regains d’affection, est vécue par chaque Français en fonction de ses propres opinions. Ainsi, son message du 1er janvier 1942, où il évoque son « exil partiel », sa « demi-liberté » et semble appeler les Français à son aide, soulève un élan qui montre l’identification des Français à leur chef, dès lors qu’il est perçu comme captif. En 1943 et durant le premier semestre de 1944, l’opinion se met à confondre dans la même haine les Allemands, les collaborationnistes et le gouvernement, promoteur du Service du travail obligatoire (STO*) et de la répression. Les aléas de la vie quotidienne et la menace imprécise de violences toujours possibles installent dans le pays un climat de peur et introduisent la hantise de la guerre civile. L’image de Pétain se fait plus floue et lointaine. Sa trop grande dépendance à l’égard d’un entourage malfaisant, qui était l’objet d’une déploration, devient celui d’une critique. Le respect se teinte de commisération. Mais le maniement toujours habile de l’ambiguïté par Pétain maintient l’idée qu’il pourrait être encore un recours. À la fin 1943, ses manœuvres éhontées pour reprendre le pouvoir donnent naissance à la rumeur selon laquelle il serait virtuellement prisonnier et relance un mouvement de sympathie. De même, sa visite à Paris, en avril 1944, en hommage aux victimes des bombardements alliés, est saisie par la population comme une occasion de manifester son patriotisme avec les moyens disponibles, et ne peut pas être interprétée comme un soutien enthousiaste à la politique de Vichy, ni même à l’action réelle de Pétain. C’est avec une empathie du même ordre que les Français ressentent les derniers épisodes où les Allemands déplacent et entraînent le Maréchal au gré de leurs intuitions tactiques, jusqu’au passage en Allemagne en septembre 1944. À cette date, les premiers sondages d’opinion montrent que l’indulgence l’emporte sur la colère : à peu près 40 % des sondés se prononcent pour une condamnation de Pétain (moins de 10 % pour la mort), tandis que la moitié préférerait un acquittement et que 10 % restent sans opinion. Au moment du procès, en juillet 1945, à l’issue d’une inversion progressive des tendances, les trois quarts des sondés sont favorables à une condamnation (plus d’un tiers veulent une peine de mort).

Ces évolutions soulignent que, même si ces nuances n’ont pas été perçues sur le moment, le maréchalisme n’est pas la même chose que le pétainisme. La confiance en Pétain, la satisfaction de le voir incarner la France éternelle, le respect pour ce qu’il représente dans l’histoire française n’ont pas toujours signifié l’adhésion à la politique de la Révolution nationale, à la lutte contre les dissidents et les résistants ni, a fortiori, à la politique de collaboration pourtant choisie par Pétain. Les registres affectifs et les réactions dictées par l’émotion se sont imbriqués ou ont été utilisés à des fins politiques, ce qui a masqué un temps la fluidité de l’opinion publique. L’ambiguïté que Pétain, dans son attachement au pouvoir, a cultivée dans ses discours et ses gestes, tant publics que privés, a contribué à entretenir un lien avec sa personne, où la plupart des Français voulaient trouver l’incarnation de leurs propres espoirs.

 

 

Rutabagas ou marché noir ?

Dès la drôle de guerre*, les Français commencent à connaître diverses restrictions de matières premières, mais aussi les premières privations alimentaires. Il ne s’agit que d’un début. Effectivement, la vie quotidienne des Français s’avère de plus en plus difficile au fil de l’Occupation et même au-delà, au moins jusqu’à la suppression de la carte de rationnement concernant le pain en 1949. Les Français ont très faim et très froid dans les années 1940. Toutefois, les situations varient beaucoup d’une région à l’autre, entre les villes et les campagnes, entre les différentes zones qui compartimentent la France et entre les différentes couches sociales.

Au gré d’une pénurie officialisée

Dès les premières semaines de l’Occupation, tout manque depuis le sucre, la farine, la viande, le combustible pour se chauffer jusqu’à la graisse pour la cuisson ou encore les chaussures en cuir – à livrer en priorité aux Allemands –, le lait pour les bébés, etc. Vichy tente de mettre en place un système de rationnement pour tenter de limiter au mieux les effets des réquisitions allemandes et de la désorganisation de l’économie française, grâce aux cartes, dont les coupons deviennent une sorte de nouvelle monnaie d’échange. Les Français sont classés en plusieurs catégories en fonction de leur charge de travail et de leur dépense énergétique supposée. Cela crée des frustrations et des jalousies ; certains Français s’estiment lésés par le nouveau système de distribution des denrées. Cette répartition alimentaire autoritaire, mais nécessaire pour éviter la famine, a beaucoup choqué. Il existe une carte d’alimentation pour chaque catégorie de Français dont la classification n’obéit plus aux règles socio-économiques habituelles du temps de paix.

La classification des Français en catégories strictes apparaît à la fin d’octobre 1940. Ce système devient plus sophistiqué au fil des années d’occupation, avec la création de nouvelles catégories. Il s’agit aussi de masquer l’inefficacité du régime en matière de ravitaillement. À l’exception des militaires, les Français sont devenus des « lettres » imprimées sur des cartes. Ils sont classés en sept catégories qui correspondent à sept types de cartes : E pour les enfants de moins de 3 ans ; J1 pour les enfants de 3 à 6 ans ; J2 pour ceux de 6 à 12 ans ; A pour les Français de 12 à 70 ans qui n’effectuent pas des travaux de force ; T pour ceux de 14 à 70 ans qui travaillent dans des conditions pénibles et qui dépensent davantage de calories ; C pour les consommateurs de 12 ans et plus – sans aucune autre limite d’âge – qui effectuent des travaux agricoles ; V les Français de plus de 70 ans qui ne peuvent pas être classés dans la catégorie précédente. Une catégorie J3 voit le jour ultérieurement pour les adolescents âgés de 13 à 21 ans et les femmes enceintes. Chaque carte donne droit à des rations déterminées à l’avance par l’administration. Ensuite, il faut s’armer de patience et attendre parfois des heures devant une épicerie, parfois pour rien. Une nouvelle forme de sociabilité naît où chacun tente d’apprendre des nouvelles de la guerre. Des « queutières » professionnelles apparaissent, se faisant rétribuer pour faire la queue à la place des autres. Des clients louent des appartements en face des commerces de bouche pour être présents très tôt le matin devant les étals souvent peu garnis.

De plus, les habitants débutent l’Occupation avec un premier hiver 1940-1941 très rigoureux ; les rivières gèlent et le bois de chauffage vient à manquer autant que le charbon, devenu très cher, car les Allemands le réquisitionnent. Les Français ont de plus en plus de difficultés à trouver le nécessaire pour se nourrir correctement à partir du premier semestre 1941.

Système D, rutabagas et topinambours

Les Français sont invités à l’ingéniosité, au retour à la terre par la propagande, à la débrouillardise et à la patience : les femmes doivent faire des vêtements avec moins de tissu ou bien composer des repas avec ce qu’elles trouvent. Les mères de famille se procurent des recettes de pénurie dans les journaux ou sur les paquets de produits alimentaires. Par exemple, en 1942, dans le quotidien l’Ouest, la recette de la « fausse huile mucilagineuse » est offerte aux cuisinières : « Achetez chez le pharmacien 10 g de lichen blanc et 10 g de graines de lin. Posez le tout dans une casserole. Écrasez les grains au pilon. Recevez le liquide ; laissez refroidir. Utilisez ce liquide en guise d’huile pour accompagner les salades. » La cuisine des Françaises se remplit de faux produits, d’ersatz de café ou de mayonnaise sans moutarde ni huile. La population redécouvre aussi de vieux légumes dits « rustiques » qui sont appréciés lorsqu’ils sont consommés de temps à autre, mais qui deviennent franchement lassants et écœurants quand il s’agit d’en manger presque tous les jours. Les rutabagas et les topinambours sont les légumes-rois de l’Occupation, dégoûtant pour toujours ceux qui en ont trop consommé.

Le problème alimentaire est devenu pour les Français le premier souci avec celui du retour des prisonniers de guerre. Ils incriminent les Allemands et la lourde bureaucratie de l’État français. Les Français cherchent à trouver de l’aide chez des parents ou des amis paysans qui pourraient éventuellement leur céder des vivres à moindre prix dans le cadre du « marché gris ». Rien ne les a préparés à vivre comme certains de leurs aïeux, ceux du xviie ou xviiie siècle, qui connaissaient les crises de subsistances. Les ruraux, qui souffrent moins des pénuries que les citadins, envoient à ces derniers des colis remplis de denrées alimentaires ; chaque dimanche, des pères de famille n’hésitent pas à faire des centaines de kilomètres à vélo entre leur ville et les champs d’approvisionnement pour ravitailler leur famille de quelques victuailles parfois payées à prix d’or, s’ils n’ont aucune relation dans le monde rural. Le jardinage est vivement recommandé par le régime de Vichy, relayé par les revues spécialisées : dans la revue Rustica, l’élevage du lapin est encouragé, car il s’agit d’un animal prolifique ; il fait le bonheur des citadins et colonise les salons bourgeois, faisant des dégâts considérables, conduisant les journaux et les magazines à des conseils pratiques pour éviter les ravages des rongeurs. La France circule à vélo, en train, en voiture hippomobile, grâce aux véhicules à gazogène – faute d’essence, réservée aux occupants. Des campagnes de ramassage officielles sont organisées avec le concours des écoliers notamment, afin de transformer tout ce qui peut l’être, tels les pépins de raisin, les glands, les châtaignes ; cela permet de fabriquer des ersatz d’huile et de café. Pour se chausser, il n’est plus la peine d’espérer acheter des chaussures en cuir ; le cuir est pillé par les Allemands. Pour se laver, le savon est introuvable sous sa forme classique d’avant-guerre. Des recettes de savon sont alors livrées dans les journaux ; pour fabriquer soi-même un savon, il faut de l’eau distillée, de la résine en poudre, du potassium, du sel, et faire bouillir avant de verser le tout dans un moule en bois. Le régime de Vichy compte beaucoup sur les initiatives de solidarité et de charité ; dans le monde rural, des paroisses approvisionnent des cantines scolaires. À la fin de 1942, à Paris, apparaissent des « restaurants communautaires », appelés « rescos », réservés à ceux qui ont de petits revenus ; 300 sont ouverts en 1943. Mais cela est loin de contenter les Français ; des milliers de ménagères manifestent régulièrement devant les préfectures ou sur les places de marché entre 1940 et 1945 contre la pénurie alimentaire.

Une culture de la débrouillardise se met en place en France, mais la pénurie oblige à d’autres subterfuges, cette fois-ci illégaux.

Marché noir durable

Certains profitent de la situation, tels les tenants du marché noir*– majoritairement les Allemands eux-mêmes –, qui font grimper les prix des produits les plus rares et absents du marché officiel du rationnement. Les Français s’appauvrissent et ce ne sont pas les programmes sanitaires et sociaux de Vichy qui changent la donne. Les marchés parallèles sont très bien organisés ; des « riches » d’un genre nouveau parcourent le pays à la recherche de produits devenus rares afin de les revendre au meilleur prix. Nombre de Français acceptent de pratiquer le troc pour quelques victuailles, se séparant d’objets personnels précieux. Les BOF* (terme qui désigne les crémiers et les épiciers, reprenant les initiales de « beurre, œufs, fromages ») sont très convoités. Le marché noir à grande échelle est traqué par Vichy, mais cela reste délicat, car les Allemands en sont les principaux clients. Les abattages clandestins de bétail se multiplient ; les gendarmes tentent de les repérer au mieux. Au fil de l’Occupation, les prix deviennent de plus en plus incontrôlables pour Vichy : en 1944, quand un litre de lait entier vaut 4,60 F au marché officiel, il revient entre 12 et 30 F à l’acheteur au marché noir ; une douzaine d’œufs estimée à 36 F peut monter à 100 ou 120 F au marché noir. Les commerçants, les fermiers, les intermédiaires malhonnêtes, les grossistes et les rabatteurs fixent les prix et font la loi sur les étals. Celui qui a de gros moyens financiers peut trouver les produits les plus rares et les plus chers au marché noir. Ainsi évite-t-il les plats insipides de rutabagas. Dans les restaurants de luxe de la capitale et de quelques villes des deux zones, un intense trafic de produits alimentaires rares s’organise. Les grands vins et le champagne sont très recherchés. Enfin, parmi les tenants du marché noir, certains pratiquent le trafic de fausses cartes d’alimentation.

Le système D n’a en rien annulé les chocs successifs subis depuis le mois de mai 1940. La défaite a créé une autre société avec de nouveaux réflexes très loin des rêves de bien-être entrevus par les Français dans les années 1930. Le régime de Vichy a organisé une efficace bureaucratie du rationnement qui a peut-être évité la famine à certaines régions. Cependant, aux yeux de l’opinion, il est jugé responsable de tous les malheurs liés au pillage allemand et à une collaboration déshonorante, finalement profitable aux occupants. Les problèmes alimentaires aggravés et durables ont en grande partie provoqué la rupture entre l’opinion et le régime de Vichy. Ces problèmes ne disparaîtront pas avec la Libération. En 1947 encore, les rations alimentaires ont du mal à dépasser le seuil des 2 000 calories par jour, et le marché noir est toujours florissant.

 

 

La France fut-elle complice de la « Solution finale » ?

Cette question découle d’un constat fait à l’issue des travaux historiques réalisés sur la déportation des Juifs de France : la très grande majorité des Juifs qui furent déportés depuis la France vers les camps d’extermination furent arrêtés par la police ou la gendarmerie françaises. De là une chaîne de responsabilités qui englobe les exécutants de ces arrestations, des internements et des transports de déportés ; l’administration, en particulier la police, la gendarmerie* ou la SNCF* ; le gouvernement, qui décida de cette politique et en ordonna l’exécution.

Le débat semble être tranché, après des décennies de faux-fuyants, par les travaux des historiens, par la condamnation d’un haut fonctionnaire tel que Maurice Papon pour complicité de crimes contre l’humanité (1998) et surtout, peut-être, par les déclarations décisives du président de la République Jacques Chirac, évoquant, le 16 juillet 1995, la rafle du Vél’d’Hiv : « Ces heures souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français ».

Le projet de Vichy fut d’exclure les Juifs français de l’État et de la société, et de favoriser la ré-émigration des Juifs étrangers, sans prendre en considération les conséquences humaines dévastatrices d’une telle politique. Une législation antisémite, avec sa déclinaison xénophobe, fut adoptée dès l’été 1940, sans intervention allemande. Il s’agissait alors de répondre à une demande interne (supposée ou réelle), appuyée sur le solide antisémitisme des nouveaux dirigeants français, Pétain en tête. Ils en escomptaient aussi un bénéfice diplomatique, en montrant la conformité française à l’esprit du temps nazi. Ainsi, le statut des Juifs* du 3 octobre 1940 transforma les Français juifs en citoyens de catégorie inférieure. La loi du 4 octobre 1940 sur l’internement des étrangers juifs les livra à l’arbitraire administratif et, eu égard aux conditions matérielles des camps français à cette époque, leur fit courir des risques sérieux (3 000 Juifs moururent en France même). En outre, les Allemands s’appuyèrent sur ce dispositif pour déclencher leurs premières rafles* en zone* occupée. Ils exigèrent de la préfecture de police l’internement de 3 700 étrangers juifs de Paris et de la région parisienne qui se trouvèrent ainsi à leur merci.

En 1941, sous le gouvernement Darlan, s’ouvrit une deuxième phase durant laquelle la politique antijuive fut étendue, à la demande allemande : mesures de spoliation, de recensement, d’exclusions professionnelles (statut des Juifs du 2 juin 1941), création d’une administration spécialisée (Commissariat général aux questions juives, créé par une loi du 29 mars 1941) et d’une association obligatoire (Union générale des israélites de France* [UGIF], créée par une loi du 29 novembre 1941). Deux types de motivations incitèrent le gouvernement français à obtempérer. Tout d’abord, ces demandes intervenaient à un moment où les victoires allemandes s’enchaînaient et où la suprématie nazie semblait pérenne sur tout le continent. Ces réponses favorables et suivies d’effets furent données comme autant de gages d’une volonté sincère de collaboration. Il n’était en outre pas question de se laisser distancer sur le terrain antisémite, où le gouvernement français continuait à prendre en compte de stupéfiantes préoccupations de souveraineté. L’occupant et le gouvernement français mirent ainsi en place des législations concurrentes sur l’aryanisation des biens juifs pour, aussi, s’arroger les bénéfices des spoliations (ordonnances allemandes des 27 septembre et 18 octobre 1940 et 26 avril 1941, loi française du 22 juillet 1941). La législation d’exclusion ainsi accumulée priva les Juifs de leurs droits fondamentaux et de leurs moyens d’existence. Elle finit par les placer sous la menace d’un internement (il pouvait être infligé à tout Juif français ou étranger qui serait à la charge de la communauté), internement dont on sait qu’il constitua l’antichambre de la rafle, de la déportation et de la mort. En mai, août et décembre 1941, la police française réalisa les rafles d’étrangers juifs à Paris et dans la région parisienne (9 000 personnes). À ce moment, les prisons et les camps de zone occupée étaient déjà devenus les réservoirs dans lesquels étaient prélevés les otages qui étaient exécutés ou déportés en représailles des attentats contre des militaires allemands.

Ces prémices devaient déboucher sur l’évacuation brutale et la mise à mort des Juifs. Des spécialistes appartenant à l’administration SS, envoyés précocement en zone occupée, entrèrent dans une phase de réalisations pratiques qui impliquaient concentration, arrestations, calendrier des déportations, organisation des transports. Un premier convoi d’un millier d’hommes arrêtés l’année précédente quitta la région parisienne pour Auschwitz* le 27 mars 1942. Le programme retenu par les SS prévoyait la déportation de 40 000 personnes entre la mi-juillet et la mi-octobre.

Quand l’occupant demanda la coopération française pour la déportation à l’est, en juin 1942, Vichy commença néanmoins par refuser, a fortiori concernant les Juifs français. Il laissa néanmoins aux Allemands la possibilité de passer à l’action en zone occupée avec leurs propres moyens (décision de P. Laval annoncée au Conseil des ministres du 26 juin 1942). Le revirement fut suscité par l’opportunité d’un marchandage. En 1940, le Reich avait profité de sa position de force pour expulser en zone libre des Juifs d’Allemagne, internés depuis lors au grand embarras du gouvernement de Vichy, obsédé par l’idée de la France devenue le « dépotoir » de l’Europe. De l’aveu même de Laval, les Juifs étrangers posaient un problème que le gouvernement serait heureux de résoudre. René Bousquet*, secrétaire général à la Police et proche collaborateur de Laval, eut alors l’idée de les échanger contre la restauration du pouvoir du gouvernement sur l’appareil d’État en zone occupée. Il se persuada en outre que le refus de coopération en zone occupée mettrait les SS dans une situation d’échec qui retentirait sur les relations franco-allemandes. Le 2 juillet 1942, Bousquet fit aboutir des pourparlers avec le général SS Oberg*, chef suprême de la SS et de la police en France, pourparlers dont les résultats furent avalisés le 3 par le gouvernement : la police française arrêterait en zone occupée et en zone libre, pour le compte des Allemands, des Juifs apatrides ou de certaines nationalités (en clair sans protection possible de leur pays d’origine). « Il faut distinguer entre Juifs français et déchets expédiés par les Allemands eux-mêmes. L’intention du gouvernement allemand serait de faire un État juif à l’est de l’Europe. Je ne serais pas déshonoré si j’expédiais un jour vers cet État juif les innombrables Juifs étrangers qui sont en France. J’évoque la question, je ne demande pas de décision. Je me borne à faire un recensement des Juifs en France depuis le 1.9.1939 (10 000 ?) » (notes manuscrites reprenant les propos de P. Laval en marge du compte rendu du conseil des ministres). La rafle dite du Vél’d’Hiv*, qui eut lieu les 16 et 17 juillet 1942 en zone occupée, vit ainsi l’arrestation de près de 13 000 personnes (dont 5 800 femmes et 4 000 enfants nés dans leur très grande majorité en France) par des policiers français. Un premier convoi partit vers Auschwitz une semaine plus tard. Au mois d’août, des rafles furent opérées en zone libre, sélections et transports se multiplièrent au sein des camps et des groupements de travailleurs étrangers, dans une atmosphère de panique et de désespoir. Environ 11 000 personnes furent transférées vers la zone occupée. Les Français juifs étaient en principe préservés, aménagement que les SS acceptèrent d’autant plus aisément que ce n’était, à leurs yeux, que partie remise.

Pour obtenir des résultats aussi substantiels, les Allemands n’eurent besoin d’aucun ultimatum ou chantage, ni militaire ni politique. Vichy prit sa décision, sous couvert de la raison d’État, mais n’en mesura pas toutes les conséquences pratiques. Car arrêter des parents impliquait de statuer sur le sort de leurs enfants. Or les séparer de leurs parents – éventuellement au vu et au su de tous – obligeait à les garder en France et à les prendre en charge. Les laisser à leurs parents revenait ni plus ni moins à les condamner.

Mais, en zone libre, les arrestations et les transports, effectués dans des conditions inhumaines, bouleversèrent ceux qui y assistèrent et ceux auxquels ils furent rapportés. Des protestations s’élevèrent, à commencer par celles, décisives et publiques, d’évêques et de cardinaux. « Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et ces mères de famille. Ils font partie du genre humain ; ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier. » Les rapports de préfets décrivaient une opinion publique choquée et désapprobatrice. En conséquence, et en dépit de l’invasion de la zone libre, l’année 1943 se caractérisa par les réticences du gouvernement, qui limita le concours des administrations françaises à de nouvelles arrestations. Il n’y eut plus de rafles étendues à l’ensemble du territoire national. Cependant, les policiers français continuèrent d’arrêter des Juifs. Les camps d’internement français continuèrent à alimenter les contingents de déportés. La SNCF continua à tenir compte techniquement de la déportation, en termes d’horaires et de matériel disponible. Toutefois, le gouvernement français, après bien des atermoiements, refusa de signer une loi dénaturalisant les Juifs devenus français après 1927, puis prévint que la police française ne prêterait plus son concours sur une vaste échelle. Les pressions de l’Église catholique rendaient la position de Pétain – et de Laval – de plus en plus prudente. Toutefois, en 1944, la promotion de la Milice française au sein de l’appareil administratif et gouvernemental revint à introduire au cœur même du régime des supplétifs aux ordres de l’ennemi.

Sur environ 330 000 Juifs vivant en France à la fin de 1940 (dont 200 000 Français), environ 76 000 furent déportés de France (dont 19 500 Français). Parmi les déportés figuraient 11 400 enfants. Il faut ajouter à ce bilan 3 000 Juifs morts dans les camps d’internement français, avant d’être déportés, et un millier de Juifs tués en France.

Les Allemands purent s’appuyer en France sur l’appareil d’État, revêtu de sa légitimité et de la force publique, et non pas seulement sur une minorité d’activistes de l’antisémitisme, fussent-ils fanatiques et sanguinaires. Ainsi Xavier Vallat se montra-t-il finalement un penseur et un exécutant acharné de l’antisémitisme français, tout en étant un auxiliaire efficace de la politique allemande, dont il escomptait qu’elle ferait partir les Juifs hors de France.

Le gouvernement de Vichy, y compris Pétain et Laval, favorisa, en 1940, le développement d’une violente campagne antisémite, diffusée dans les médias et actée dans les lois, au détriment d’un élan spontané de solidarité qui aurait pu se faire jour au début de l’Occupation, comme il se produisit à l’été 1942. Il accentua ainsi l’isolement et la vulnérabilité des Juifs en France. Cette fragilisation, synonyme de ségrégation, puis de persécution et de danger, fut aggravée par les mesures antisémites prises de façon autonome par le gouvernement français dès l’été 1940. Le fait que ces mesures soient françaises et assumées par le maréchal Pétain, objet de la confiance et du respect de tous, contribua à abuser les Juifs eux-mêmes. Ils furent rassurés par l’existence d’un gouvernement français légal, par la présence à sa tête d’un chef prestigieux et par la croyance – erronée – de la persistance des principes du droit. Ils furent à cet égard victimes d’un abus de confiance qui les incita à adopter, contre leur intérêt vital, une attitude loyale et légaliste. C’est ainsi que l’immense majorité d’entre eux se déclara dans les commissariats (ordonnance allemande du 27 septembre 1940), fit dès lors inscrire la mention « Juif » sur ses papiers d’identité, se plia aux convocations, et que les membres de l’Union générale des israélites de France poursuivirent une action parfaitement franche, jusqu’à devenir eux-mêmes le gibier des rafles.

En France, la police allemande ne disposait pas des effectifs – ni des connaissances – suffisants pour identifier et arrêter seule les Juifs. Le recensement et les arrestations ne furent possibles, dans leur ampleur et leur efficacité, que par le concours actif de l’administration française, à commencer par la police et la gendarmerie. Les membres des forces de l’ordre se prêtèrent à cette tâche le plus souvent comme s’ils exécutaient n’importe quel travail. D’ailleurs, après la guerre, les policiers ou les gendarmes les plus compromis dans la traque ou la persécution des Juifs ne furent condamnés par la justice ou sanctionnés par les commissions d’épuration que s’ils avaient fait preuve d’un zèle outrancier ou tiré profit personnellement de leur activité antisémite (argent, promotions). Sinon, ils bénéficièrent, même aux échelons élevés de la hiérarchie, d’une excuse d’obéissance. C’est sans doute la raison pour laquelle, lors de la vague de repentance qui saisit la société française durant le procès Papon, le Syndicat national des policiers en tenue (SNPT) éprouva le besoin de demander pardon pour la participation de policiers français à la rafle du Vél’d’Hiv.