chapitre premier
1971-1983
La gauche perd la bataille
qu’elle n’a pas livrée
La gauche française a perdu au début des années quatre-vingt une bataille pour laquelle elle s’était préparée, mais qu’elle n’a pas livrée. Elle s’est ainsi fondue dans une épaisse absence.
Pourtant, tout semblait avoir bien commencé : au sortir d’une décennie de joyeuse contestation – les années soixante –, le Parti socialiste avait fait sa révolution au congrès d’Épinay (juin 1971), et la gauche française s’était unie (1972). Elle avait pris de bonnes résolutions. J’en sais quelque chose : j’étais sa plume à travers les deux programmes du Parti socialiste que François Mitterrand m’avait chargé de rédiger : Changer la vie en 1972, le Projet socialiste en 1979.
Épinay, contradiction motrice
À vrai dire, la majorité d’Épinay, était, dès le départ, entre le Ceres1, les « Bouches-du-Nord2 » et François Mitterrand, à la fois animée et minée de projets contradictoires.
Gaston Defferre3 et Pierre Mauroy4 prenaient leur revanche sur Guy Mollet. Épinay était pour le premier le moyen de sortir de la minorité perpétuelle où le secrétaire général de la SFIO l’avait encagé. Le second, en évinçant son rival d’hier à la tête du parti, Alain Savary, et en prenant, à Lille, la relève d’Augustin Laurent, pouvait enfin aspirer aux premiers rôles : la direction du parti d’abord et, dès que possible, la mairie de Lille (mars 1973).
Cette agrégation de forces était soudée par l’antimolletisme, mais c’est François Mitterrand, de l’extérieur, qui lui donna une cohésion qu’elle n’avait pas en elle-même. Seul un homme qui ne venait pas de la gauche pouvait faire l’union de la gauche. Il y fallait de la distance, et François Mitterrand en avait. Il y fallait aussi une certaine empathie à l’égard des hommes : ses goûts littéraires comme son expérience de la captivité et de la Résistance l’avaient préparé à trouver le contact avec chacun. Certes, François Mitterrand charriait déjà derrière lui une bonne dose d’animosités, chez les anciens du PSU notamment. Il les ignorait pour mieux les combattre. Il avait surtout un sens aigu de l’amitié, qui transcendait les opinions politiques. Il s’était ainsi constitué un réseau de fidèles à toute épreuve. Enfin, seul capable d’avoir une vue longue, c’est-à-dire un projet dont il était le centre, François Mitterrand s’est montré un admirable rassembleur.
Les « Bouches-du-Nord » étaient censées être la « droite » du parti. Cela tenait à leur pragmatisme : Gaston Defferre et Pierre Mauroy, peu portés sur la théorie, avaient bien imprudemment laissé à Guy Mollet le soin d’instrumenter la « doctrine » socialiste5. Gaston régnait en maître sur Marseille et la Provence, en alliance avec le centre. Il incarnait la légitimité de la Résistance, mais aussi un esprit d’ouverture quant à l’évolution vers l’indépendance des anciens pays colonisés. La situation de Pierre Mauroy était plus complexe : il était à la fois le secrétaire général adjoint de la SFIO, derrière Guy Mollet, et le dauphin putatif d’Augustin Laurent à la mairie de Lille. Mais celui-ci était aussi le principal soutien de Guy Mollet dans le parti : il lui apportait systématiquement, depuis 1946, les mandats de la puissante fédération du Nord.
En fait, les « Bouches-du-Nord », en 1971, ne se distinguaient guère du reste du parti que par un anticommunisme un peu plus affirmé, qui couvrait souvent des alliances électorales locales avec la droite non gaulliste. Mais, sur l’essentiel, elles partageaient avec le reste de la SFIO le même corpus idéologique : fidélité aux valeurs républicaines et d’abord à la laïcité, attachement aux conquêtes sociales du mouvement ouvrier, rejet fondateur du communisme, d’où découlait un atlantisme prononcé, réserve à l’égard de la nation, héritage de l’internationalisme d’avant 1914, du pacifisme de l’entre-deux-guerres et de l’antigaullisme de la IVe République, étrangement mêlé à des bouffées de nationalisme colonial, manifestations d’un européocentrisme rémanent. Tel était le génome de la SFIO, présent dans toutes les tendances et dont la suite allait montrer qu’il n’était pas facile à modifier, fût-ce par une tentative hardie de manipulation génétique, à quoi peut se résumer l’entreprise du Ceres.