Mardi 1er janvier, dix heures moins le quart, le soir. L’année a très heureusement commencé sur un agréable coup de téléphone d’Alain Finkielkraut, qui est encore en Provence avec sa famille et rentrait à Paris aujourd’hui même. Il m’a dit grand bien de Corée l’absente, alors que son approbation ne me semblait pas tout à fait assurée, car il est encore question, dans ce volume, de sa femme et de cette affaire du ruineux dîner japonais qui avait mis – non pas le dîner, mais la relation que j’en avais faite – une petite ombre et quelque acrimonie entre nous dans le passé. Mais non, pas un mot là-dessus ; beaucoup d’enthousiasme au contraire, très chaleureusement exprimé. Une seule petite réserve ou doléance, c’est à propos de Lévinas : Finkielkraut regrette que mes remarques insistantes, dont il ne conteste pas le bien-fondé, sur la ponctuation de Totalité et Infini, soient en somme tout ce que je trouve à dire du livre. Il regrette que ce point secondaire, la façon de placer les virgules, ait manifestement fait barrage, pour moi, alors que Lévinas, dit-il, est par excellence « le philosophe de l’In-nocence ». Il m’adjure de ne pas en rester là.

Et je voudrais bien ne pas en rester là mais le temps me manque affreusement, comme d’habitude : je lis trois livres à la fois et aucun n’est de Lévinas, pour le moment. Et puis je dois bien reconnaître, si je suis tout à fait honnête, que cette question de la ponctuation n’est pas si secondaire que cela, dans mon esprit ; et même, allons plus loin, que Lévinas, when all is said and done, ne correspond pas à mon érotique littéraire ni, si j’ose l’écrire, philosophique. Je n’ai pas particulièrement envie de le lire et de le pratiquer assidûment. La faute, comme il arrive souvent, en est moins à lui, au demeurant, qu’à cette mode un peu gluante qui s’attache à lui depuis vingt ans et qui, lui soumettant un si grand nombre d’esprits et de cœurs, finit par lui nuire dans quelques autres, ceux qui récalcitrent au mimétisme de langage, d’images, de concepts. Finkielkraut et quelques autres exceptés je ne suis pas fou, en général, de tous ceux, et ils sont nombreux, qui invoquent Lévinas à tout propos. Il est devenu une espèce de scie, et, pour ses thuriféraires, un facile et précieux passeport d’intellectualité, à la fois, et de bonne pensée ; et ce statut rend sa figure et ses livres, il faut bien le dire, un peu agaçants. Mais enfin on pourrait dire un peu la même chose (bonne pensée en moins, tout de même…) de Wittgenstein ; et pourtant nul effet dissuasif sur moi, dans cet autre cas.

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Aujourd’hui est le premier jour de l’interdiction de fumer dans les bars, les cafés, les restaurants, les casinos, les boîtes de nuit. Voilà bien un des rares domaines où je me réjouisse de l’évolution des mœurs et des lois, et sois en accord enthousiaste avec le cours des choses.

Cependant il n’est question que de la terrible épreuve que la législation nouvelle fait subir aux fumeurs, et l’on s’interroge de toute part sur leur capacité à la surmonter sans trop de gêne. Vont-ils supporter le choc ? Pas une pensée pour les malheureuses victimes de leur longue oppression, dont c’est aujourd’hui le premier jour de liberté. Du statut de victimes, justement, qui d’ailleurs ne leur a jamais été reconnu que du bout des lèvres, ces infortunés passent directement à celui de tyrans. Pour ma part, c’est qu’ils aient souffert si longtemps, et moi avec eux, qui me stupéfie. L’horrible règne du tabac est pour moi incompréhensible, et qu’il ait fallu le subir sans broncher, mais à grand dommage pour les bronches, pendant plus d’un siècle. Il m’a toujours semblé totalement invraisemblable, et stupéfiant, même, que des hommes comme Winston Churchill ou de Gaulle aient pu s’associer sans arrière-pensée et sans réserve à cette dictature et à sa laideur, à son manque de dignité, aussi : on voit couramment ces deux figures historiques le cigare ou le mégot au bec en des circonstances ou dans des compagnies qui m’eussent paru réclamer plus de réserve et de quant-à-soi – ne parlons même pas de Georges Pompidou et de ses discours à la télévision, la cigarette goguenarde vissée entre les lèvres… Et je ne peux pas arriver à croire, quoique j’y sois bien obligé, qu’il ait fallu pendant des lustres assister à des conseils des ministres, à des audiences présidentielles, à des conseils d’administration, à des cours d’université, à des dîners, en étant enveloppé par la puante et astringente fumée de la majorité de ses voisins.

 

Paris, hôtel de Bourgogne, chambre 67, jeudi 3 janvier, huit heures moins le quart, le matin. Cette fois-ci nous avons à Paris la chambre (presque) idéale, et pour ma part je ne saurais pas rêver beaucoup mieux et m’en contenterais assez volontiers dans l’absolu, même si j’avais – hypothèse peu vraisemblable – des moyens illimités : emplacement parfait, en plein centre de la ville, à walking distance de tout, dans un quartier noble et tranquille, face à l’Assemblée nationale ; double porte ; et surtout vue magnifique sur le porche du palais Bourbon, et, par-dessus son épaule, sur la place de la Concorde et les façades du Garde-Meuble.