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GÉOGRAPHIE SENTIMENTALE
Aux temps bénis où les Lumières étaient censées éclairer l'Europe tout entière, quelques-uns se demandaient comment on peut être persan? Dufresny avait inauguré la méthode, quelques années avant Montesquieu, en convoquant des Siamois pour avancer des perspectives étrangères sur un monde dont il voulait faire le portrait. Deux siècles plus tard, à l'ère du village planétaire, du cosmopolitisme intégral et des frontières prétendument pulvérisées, nombreux sont ceux qui, à Paris, centre du monde, me demandent : comment peut-on être normand ? Pourtant, à eux qui vivent dans la capitale comme des caricatures de provinciaux, accrochés à leurs quartiers, confinés dans leurs zones, terrorisés dès qu'ils mettent un pied en dehors de leur arrondissement, pétrifiés dès qu'il s'agit de franchir la Seine, il devrait être facile de trouver la réponse.
Malgré tout, rétifs et bornés, ils persistent à faire les ahuris, à écarquiller les yeux, et refuser mon parallèle lorsque j'associe ma province à la leur. Protestations, récriminations, dénégations, voire haussement de ton : il n'en est rien, la comparaison est impossible, on ne saurait affirmer pareille ineptie, etc. Et de poursuivre en faisant de la province un tableau aussi ridicule que parfois les provinciaux le font de la capitale. Rats des villes contre rats des champs. Il faut imaginer les arguments et les caricatures abonder : la ville du côté de la civilisation et de la culture, la campagne du côté de la nature et de la barbarie. Le béton, le bitume et les beaux-arts contre la terre, l'herbe et l'arriération mentale.
Quand j'en étais à mes premiers livres, ces arguments ne manquaient pas de m'inquiéter et je sentais mon provincialisme comme une contradiction, une erreur dont ici et là on me faisait sentir la portée. N'être pas parisien ! J'ai même le souvenir de sœurs journalistes politiquement correctes (je crains le pléonasme) qui, du haut de je ne sais quelle intuition ou perversion talmudique, avaient forgé le concept de goy-terroir pour stigmatiser ceux qui, comme elles, ne jouissaient pas de l'avantage d'être bien nés. Tout ce qui n'était pas Paris valait jungle, savane, barbarie, monstruosité, préhistoire. Longtemps je me suis demandé si la province était seulement ce cloaque que disent les urbains radicaux avant de trouver ridicules ceux qui fustigent les racines des autres pour mieux vanter les leurs sous prétexte de n'en point avoir : on ne vit pas sans elles, car elles sont mentales. Ni sol, ni terre, ni terroir, qui rappellent trop les heures où l'on cachait sous ces vocables les plus pitoyables idéologies dont les finalités étaient toujours d'ajouter du sang à ces glèbes-là. Aucune terre ne me paraît promise, élue ou sacrée, aucun coin de planète plus qu'un autre sous prétexte qu'il abriterait des souvenirs ou nourrirait des mémoires. Les collines ne sont pas inspirées, pas plus que la terre d'hypothétiques régions transfigurées par le doigt de Dieu. Racines et races sont trop parentes pour que j'y trouve plaisir.
En revanche, je crois à l'Histoire, aux lieux de mémoire, aux régions habitées par des fulgurances antiques qui frémissent encore longtemps après que le bruit et la fureur se sont tus. Strates et couches, depuis longtemps confondues, de passages, de langages et de coutumes, superpositions d'âmes aguerries et de tempéraments volcaniques aux esprits furtifs d'ancêtres modestes, discrets et laborieux : les pays constituent des géographies mentales et sentimentales dans lesquelles la terre compte pour rien, sinon comme écrin.
Pour la Normandie qu'on dit aujourd'hui Basse, un duché et des conquérants, des paysans et des navigateurs, des laboureurs et des marins, des femmes ardentes et courageuses, des hommes peu causants et endurants. Mais aussi des peintres de ciels magiques et des littérateurs rebelles, des philosophes indépendants et des soldats décidés : Eugène Boudin pour les nuages, Octave Mirbeau pour les invectives, Alain ou Tocqueville pour la liberté de l'esprit, Guillaume le Conquérant pour les campagnes de conquêtes. Et tous ceux qui de Barbey le Dandy à Poulet-Malassis l'insoumis ont installé la liberté, l'indépendance, l'autonomie au-dessus de tout.
La Normandie est moins une terre de géographes qu'une géographie de terriens, laboureurs de plaines autant que de mers, courbés sous la pluie fine qui mouille jusqu'à l'os, ou trempés par les embruns, le pied ferme sur les pontons autant que dans le rayon du labour, les Normands paraissent des éléments d'un paysage où l'eau se module sous toutes ses formes : les vagues de la Manche, les flux et reflux doux sur les côtes du Calvados, les escarpements et les blocs effondrés ordonnant les paysages de la Hague dans le Cotentin, mais aussi les pluies trombales, les grêles violentes ou les flocons épais, les eaux tenaces quand elles font gouttes en pluies de printemps, les brouillards qui n'en finissent pas lors des automnes aux odeurs de sous-bois, les forêts trempées et les humus saturés, gorgés, les ruissellements dans les pommiers, les herbages, le bocage, les secrets du Pays d'Auge et les chaumes au faîtage des anciens manoirs ou des fermes délabrées. L'eau triomphe partout, dans la boue où sont les vaches indolentes, dans les chemins où passent les gibiers silencieux, dans les champs troués par une mare, dans les paysages qui cachent des rivières aux abords boisés. Eau d'acier des étangs aussi, eau brune des flaques, eau argentée des fontaines.