Première partie
LA RÉPUBLIQUE DES CONSERVATEURS OU LE TEMPS DES PROJETS (1871-1879)
CHAPITRE PREMIER
La commission d'Haussonville
Une singulière initiative
L'Année terrible touchait à sa fin. Après la défaite, la Commune. Après le traité de Francfort, la semaine sanglante. « Le sol de Paris est jonché de cadavres, écrit Thiers le 26 mai 1871. Ce spectacle affreux servira de leçon1. » Trente-sept mille arrestations avaient été opérées, les prisons regorgeaient, les commissions militaires spéciales fonctionnaient à plein. La haine, après la peur, brûlait le cœur des vainqueurs2. Depuis le 17 février 1871, Adolphe Thiers était le chef du pouvoir exécutif. Le 31 août, l'Assemblée nationale lui avait accordé le titre de président de la République. L'ancien ministre de Louis-Philippe, l'adversaire des républicains de 1848 à 1851, l'opposant royaliste sous l'Empire, incarnait ainsi, faute de monarchie parlementaire, le ralliement à la République, mais à une République qui, selon sa formule, « sera conservatrice ou ne sera pas ». Sur ce point au moins, Thiers était en harmonie avec la majorité d'une Assemblée qu'il dominait de son autorité méprisante et de son expérience politique, et qui pour une large part le détestait.
Singulière Assemblée, en vérité, que celle qui siégeait dans la salle exiguë et mal agencée du théâtre du château de Versailles. Les élections précipitées de février 1871, faites sans campagne électorale et dans des circonstances dramatiques, avaient vu le triomphe des conservateurs. Les monarchistes comptaient 400 députés sur 645 élus. Mais, à peine la paix signée et la Commune écrasée, lors d'élections partielles dans 47 départements, au mois de juillet 1871, la victoire des républicains avait été éclatante3. L'Assemblée se trouvait profondément divisée. Dans la majorité monarchiste s'opposaient les légitimistes, soutenant le comte de Chambord, petit-fils de Charles X, les orléanistes de droite ou de centre gauche, et une poignée de bonapartistes. De leur côté, les républicains étaient partagés entre les modérés, conduits par les « Jules » – Grévy, Ferry, Simon et Favre –, et les radicaux réunis autour de Gambetta. Cependant, il fallait donner à la France des institutions nouvelles4, réorganiser l'armée face à l'Allemagne de Bismarck toujours menaçante5, pourvoir aux finances d'un État ruiné par la défaite et l'occupation6. Dans cette conjoncture difficile, le 11 décembre 1871, le vicomte d'Haussonville, député, saisit l'Assemblée d'une « proposition de loi ayant pour objet l'ouverture d'une enquête sur le régime des établissements pénitentiaires ».
La proposition d'Haussonville
L'initiative du vicomte d'Haussonville pouvait paraître singulière, voire inopportune. Les plus graves problèmes assaillaient l'Assemblée nationale, et voici qu'on lui demandait de se pencher sur le régime des prisons, comme si le redressement de la France passait par la réforme carcérale. Ni l'urgence ni l'importance du projet ne semblaient évidentes. Aussi le vicomte d'Haussonville inscrivait-il la question pénitentiaire dans un cadre politique plus général : « A une époque où la question sociale se dresse aussi menaçante, c'est un devoir de l'examiner sous toutes ses faces. Les causes déterminantes de la criminalité, l'accroissement des infractions coïncidant avec la cherté des subsistances, la corrélation étroite de la dépravation avec l'ignorance, de la misère avec l'abandon, tout cela constitue une des plaies les plus douloureuses de notre société. » D'Haussonville rappelait que la question pénitentiaire, qui avait tant préoccupé d'excellents esprits sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, avait suscité « un projet complet de réorganisation des prisons, présenté en 1843 à la Chambre des députés par une commission dont M. de Tocqueville était le rapporteur7 ». Les dispositions proposées n'avaient reçu qu'une exécution très partielle lorsque survint l'Empire. Et la question avait alors été abandonnée. Sans doute, au mois d'octobre 1869, une commission avait-elle été désignée avec mission d'étudier, sinon le régime des prisons, du moins les conditions d'existence et le patronage des libérés. La guerre avait interrompu ses travaux. « De sorte qu'en réalité, ajoutait d'Haussonville, la question soulevée depuis quarante ans n'a jamais reçu de solution. »