PIERRE BOURDIEU
ou La sociologie à l'estomac
Il paraîtra audacieux, voire prétentieux, et peut-être inutile, de tenter de montrer les limites des apports de la sociologie de Pierre Bourdieu et le poids d'erreurs que contiennent ses leçons de méthode. Prétentieux de s'attaquer à un tel sujet car Pierre Bourdieu est doté très richement de toutes espèces de capital (culturel, social et symbolique...) : Professeur au Collège de France, Directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, directeur de revue, directeur de collections, auteur enseigné dans les filières économiques et sociales de l'enseignement secondaire, auteur « manuelisé », etc., j'en oublie sans aucun doute. Et inutile, car Pierre Bourdieu, enfermé dans sa théorie depuis un tiers de siècle, n'a cessé de dénoncer très haut les « résistances formidables » que suscite(rait) l'analyse sociologique, tout au moins, la sienne, car seule sa sociologie est scientifique ; ces « résistances » sont, affirme-t-il, « tout à fait analogues dans leur logique et dans leurs manifestations à celles que rencontre le discours psychanalytique 1». Donc en écrivant sur sa sociologie et sur l'usage qu'il fait aujourd'hui de son statut d'intellectuel (critique), on ne peut guère attendre débat, interrogation ou doute. Il fait irrésistiblement penser à Trotski qui après avoir reçu une longue lettre critique de Boris Souvarine, lui répondait : « On enregistre un homme à la mer et on passe à l'ordre du jour2. » Depuis longtemps, Pierre Bourdieu nous laisse entendre: « D'abord, le critique de moi-même, à partir d'aujourd'hui, c'est moi-même. Et ça suffit. Magnifiquement... Il faut que j'organise sans désemparer ma défense... » [C'est Céline, bien sûr, qui parlait ainsi 3]. C'est pour cela que Pierre Bourdieu publie des recueils de ses conférences et de ses entretiens qui illustrent et défendent sa sociologie, sans oublier de démolir les « mauvaises » lectures. Depuis vingt ans, il s'est transformé en représentant du commerce bourdieusien : c'est sans doute un des aspects les plus contestables de ses « interventions » dans le champ intellectuel.
J'avais longtemps espéré que des collègues dotés de beaucoup d'espèces de capital mènent la critique, à armes égales, car dans les coulisses de la cuisine universitaire, on entend beaucoup de critiques ironiques et exaspérées, suivies de gros soupirs : comment s'en débarrasser ? Ce qui veut dire : le ramener à sa juste mesure au lieu de le laisser s'autoconsacrer si bruyamment... Je ne vois rien venir. Aussi je me décide, laborieusement4, maussadement je dois le dire (car son écriture est exténuante), à essayer un travail critique sur une œuvre qui connaît une grande diffusion. Ses derniers livres ont suscité l'engouement de la presse et de gros tirages. Les disciples, hommes liges, appliquent, appliquent, pour prouver la généralité et la perfection de sa théorie. L'allégeance et le nominalisme ne sont guère créatifs ; sa théorie joue la fonction de « sécurisation paresseuse » qu'il reprochait il y a vingt ans au marxisme 5.
Bien sûr, on trouve dans des revues spécialisées, des critiques de sa méthode ou de concepts-clés (ah ! l'habitus, « "l'habitus à tout bout de champ", disaient sous cape de jeunes normaliens irrévérencieux », rapporte Claude Grignon6. Peut-être ces critiques étaient trop respectueuses pour être entendues ; certes, quelques attaques ont été menées sans respect - je pense par exemple, à la critique que Michel Deguy a faite de La Distinction7 -, mais ce sont des critiques partielles. Ce n'est pas tel ou tel livre de Pierre Bourdieu qui appelle une critique vigoureuse, mais ce sont ses méthodes intellectuelles et sa théorie qui sont à critiquer, car cette théorie repose sur une vue fantasmatique du monde. En partant de cette vue, Pierre Bourdieu s'est consacré à échafauder une théorie, et il s'y est enfermé. Il a beau répéter maintenant qu'il ne s'est jamais dérobé aux tâches « les plus humbles » (!) du métier8, ses écrits montrent qu'il n'a aucune familiarité avec le monde « ordinaire » : par exemple, les « intentions et les principes des procédures » qu'il nous assène à la fin de La Misère du monde rendent manifestes l'irréalité de ses méthodes - dont on doute qu'elles soient appliquées à la lettre - et les erreurs de sa pratique (chapitre II).