I

Chaque homme a son point faible, l’estomac peut-être, la mâchoire… Alors il faut chercher la faiblesse dans votre homme, et c’est là qu’il faut attaquer.

Jack Dempsey

Mal tiempo

Foutu protège-dents, je ne peux plus respirer. Je happe l’air, jamais assez, sur le temps mort entre deux frappes. Pas moyen de sortir des cordes, Toufik me cadre, il presse, son pied toujours devant le mien m’empêche de tourner, il m’expose à son bras arrière, c’est lui qui mène l’assaut. Direct, je bloque, aussitôt je remise. Changement d’appuis, mon poing droit cherche le menton. Hors tempo. Toufik accompagne la gifle, il ne bronche pas, il a souri. Son visage rougi par l’effort s’approche puis bascule dans l’angle mort du casque, ses gants flous et pesants s’abattent au ralenti. J’encaisse, je recule. Des silhouettes vaporeuses oscillent autour du ring, des cris me parviennent, assourdis, le fracas de la salle. Un coup d’œil à l’horloge en douce. Plus que trente secondes à tenir. Trente secondes. J’étouffe, cœur dans la gorge, mes mains cèdent à la pesanteur. Je cligne des yeux malgré moi, secoué par un choc à la tempe. Baisse pas les bras. Toufik se désaxe, il tire une longue série de jabs. Il accélère encore, sans rage. Sûr de sa force. Dix secondes, en apnée. Je vois partir une autre droite, esquive, je m’engouffre dans l’ouverture. Je lance le coude en uppercut, au bout il y a le vide. Je sais déjà ce qui m’attend. Un crochet lourd me cueille au foie, impact précis, sans appel, au creux des côtes flottantes. Il me cisaille. Mes jambes se dérobent, me voici à genoux.



Le timbre retentit, trop tard. Toufik m’offre ses gants, il me relève. Affalé sur les cordes, je peine à reprendre mon souffle. Je dégrafe la jugulaire, raclement de velcro, je jette le casque au pied du ring. Toufik me tamponne le front. « Beau travail, l’ancien. » Un bon mec, ce Toufik, et un sacré poids lourd. Il n’a que dix-huit ans, c’est le nouvel espoir du club. Deux fois trop fort pour moi. L’intensité, la présence qui me font défaut, désormais.

Courbant ses rhumatismes, Rouslan nous rejoint sur le ring. « Allez Toufik, t’enchaînes au sac !… » Il se penche sur moi.

« Vous en faites pas, monsieur Rouslan.

– Tu es solide, je sais. Et t’as pas à rougir. Un crochet comme ça, quel puncheur !… Il en couchera des gros, crois-moi…

– Sûr, il fait mal. »

Il tend le bidon blanc au-dessus de ma bouche, il verse une giclée d’eau tiède. Je recrache du sang dans la cuvette en fer.

« Tu vas me le fermer, ce bec ?… Respire par les narines, bon sang ! Et ta garde, elle déconne. Allez viens, j’te donne la leçon…

– Perdez pas votre temps. Une par jour, ça suffit.

– C’est toi qui sais. On se revoit demain ?… »



Tête baissée, sortie de ring. Le foie en miettes, cotonneux, j’ai traversé la salle, je m’efforçais de marcher droit, je tenais à peine debout. Le jeune Fred, poids léger, enchaînait les séries devant le grand miroir du fond, des une-deux, une-deux-trois, gestes courts, esquissés, en rythme. Il m’apercevait dans la glace, il m’a salué du bout des doigts. Il s’adressait à mon reflet, tout à la frénésie du shadow-boxing.

« Ben mon vieux, tu t’en sortais bien !… Personne croise plus les gants avec ce monstre. Tu l’as vu l’autre jour face au champion de France ?… Huit ans de carrière sans un K-O, il te l’éteint facile !… Non mais, regarde-le… »

Toufik travaillait au sac, ses coups crépitaient en cadence, clac-pata-CLAC. Fred a fait volte-face, il s’est planté devant moi.

« Hé, faut pas rester là-dessus !… Si ça te dit, on monte.

– C’est ça, ouais… Tu t’es vu ?… Je suis pas encore mûr pour la boxe féminine. »



Je me suis assis sur le banc au centre du vestiaire, j’ai délacé mes gants. Mains tremblantes, j’avais un mal de chien à dérouler les bandes collées à ma peau moite. Bon dieu, comme j’aimais cette odeur de cuir rance imbibé de sueur, qui imprègne la peau, résiste au savon. Le bruit des chocs, semelles crissantes, le violent métronome de la corde qui claque. Les sursauts rythmés de l’horloge, trois minutes d’effort pour une de repos.

L’eau chaude sous la douche brûlait mes ecchymoses, réveillait la douleur aux jointures des mains, pilonnait mes muscles durcis. Les côtes me lançaient, souvenir de mon dernier combat dans un tournoi de seconde zone. J’aurais dû le gagner mais j’avais boxé à l’envers, une fois de plus. Je m’étais laissé démolir par un cogneur médiocre, un truqueur. Le casier s’est ouvert dans un grincement de rouille, suspendu à son clou le miroir oscillait. J’avais une sale tronche, les pommettes marquées. Palpitation sanguine sur ma tempe bosselée, dont la poche bleuâtre gagnait le coin de l’œil. Et ce nez droit, miraculé. Trente ans, j’étais fini. La grâce n’avait pas frappé à ma porte.