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San Francisco — époque actuelle
— Hé, la petite dame, attention aux requins !
Cette simple phrase, prononcée par un maître nageur à l’adresse d’une surfeuse trop téméraire, ou par un P.-D.G. au seuil de la retraite à son futur successeur, aurait semblé de bon conseil à Liana Robeson, et elle ne s’en serait pas émue. Mais là, lancés sur un trottoir de San Francisco, alors qu’elle sombrait dans une crise de terreur — la pire depuis des mois —, ces mots inquiétants eurent sur elle l’effet d’une sirène d’alarme.
Elle était entourée de requins. Cernée. Elle les sentait qui tournaient autour d’elle, terriblement menaçants.
— Faites attention, hein ? Surtout, n’oubliez pas !
D’une pichenette, Liana écarta le petit dauphin en plastique que le SDF continuait d’agiter sous son nez.
— Non… Non, je n’oublierai pas…
L'homme se rapprocha d’elle, et éleva la voix pour couvrir le bruit du tramway qui passait :
— Dites voir, ça va, au moins ? Vous êtes toute pâle.
— Je… Je…
Les mots refusaient de franchir ses lèvres. Non, ça n’allait pas, pas du tout. Comment une femme d’affaires de trente-huit ans pouvait-elle être incapable de faire cent mètres seule ? Elle avait peur des espaces ouverts, peur de tout ce qui n’était pas familier. Les forces invisibles qu’elle ne contrôlait pas la terrifiaient.
Quelques heures plus tôt, elle avait mis son fils dans un 737 afin qu’il aille rejoindre son père. A présent, elle en payait le prix.
Le SDF la considérait avec sollicitude, mais il attendit que le tramway se soit éloigné pour reprendre la parole.
— Je ne voulais pas vous effrayer. Flipper est un gentil dauphin : il ne vous fera pas de mal.
Liana ferma les yeux de toutes ses forces pour ne plus voir les timides rayons du soleil qui tentaient de percer les brumes de cet après-midi maussade. L'espace d’un instant, elle retrouva son monde à elle tandis que l’humidité ambiante glissait sur sa peau.
Le froid, le martèlement précipité de son cœur, le picotement de milliers d’aiguilles au bout de ses doigts… elle connaissait tout cela ; elle savait à quoi s’attendre.
— Vous avez mangé, ma petite dame ?
Liana rouvrit les yeux. L'homme était toujours là. Elle était vêtue de soie et de lin ; lui, d’un T-shirt vieux d’au moins cinq ans. Il tenait sous le bras une pile de journaux publiés par un groupe de sans-abri. Elle demandait toujours à son chauffeur de lui en acheter un, mais ne le lisait jamais.
Dans un effort pour se ressaisir, elle désigna la pile du doigt.
— Je vais vous en prendre un.
— Excellent. Flipper vous remercie.
Par son intermédiaire, la main du dauphin se mit à feuilleter la pile de journaux, en quête d’un exemplaire présentable.
Avec un temps de retard, Liana se demanda si elle avait de l’argent sur elle. Ce matin, elle avait accompagné Matthew à l’aéroport, puis elle avait participé à deux réunions afin de représenter Pacific International Growth and Development, la grande firme de développement immobilier de la Baie dont elle était vice-présidente. Ensuite, elle avait chipoté devant un plateau de fruits de mer au Tarantino, en compagnie de magnats de l’immobilier venus de quatre continents. Comme toujours, on la conduisait d’un lieu à un autre sans qu’elle se soucie du prix de la course ou des problèmes de stationnement.
Après le déjeuner, elle avait commis l’erreur d’abandonner la limousine pour parcourir à pied les quelque deux cents mètres qui la séparaient de l’immeuble Robeson. C'était un test qu’elle s’était imposé, pour lutter contre sa peur, car elle craignait de se réveiller un matin, et de s’apercevoir qu’elle était incapable de quitter sa chambre.
Elle ouvrit son sac et n’y trouva qu’un billet de un dollar froissé. Officiellement, cela suffisait, mais la gentillesse était chose si rare que l’homme méritait mieux que cela.
— Prenez, dit-elle en lui tendant le billet.
Elle ne s’étonna pas de voir que sa propre main tremblait.
— Et cela aussi, ajouta-t-elle en détachant du revers de sa veste une broche qui datait de sa jeunesse, cette époque bénie où elle croyait encore qu’il était bon de se fier à son cœur.
Les perles étaient petites mais parfaites ; elles représentaient un brin de muguet ciselé dans de l’or à quatorze carats. Le seul homme qu’elle eût jamais aimé avait ciselé les perles, et elle, elle avait créé le bijou.