PREMIÈRE PARTIE
LIMITER LE POLITIQUE POUR FAIRE PLACE À L'ÉTHIQUE
Faut-il, une fois de plus, revenir au Politique ? à ce lieu commun bavard où n'en finit pas de communier le chœur de modernité ? à cet éternel « problème » qu'on voit partout disputé, célébré jusqu'à la nausée ? Le Politique agonise, disent-ils : et l'on a rarement vu, pourtant, si longue toilette funèbre. Il n'est plus que le fantôme et l'ombre de lui-même : mais il faut croire que les fantômes vivent aussi, pour faire soudain si grand tapage. Abolie, l'Illusion ? On la dirait plutôt semblable à ce Messie dont Kafka dit qu'il n'en finit pas de mourir et de ressusciter d'entre les morts 3...
C'est pourquoi la véritable urgence est peut-être d'en finir avec le principe même de ce manège. De réduire, de limiter, de désacraliser un souci qui, jusqu'en ses dénégations, reconduit très classiquement les pompes du culte dénié. De scruter ces désaveux justement, où sont les formes les plus discrètesles plus sournoises ausside la vieille idolâtrie. Le Politique n'est pas, ne doit plus être un « problème » du tout. Il n'est ni le Soleil qu'il dit ni l'infernale horreur qu'on croit. Le haïr c'est comme l'adorer, l'envers de la même Religion. Et c'est ce que tenteront d'établir les quelques remarques qui suivent : à lire comme autant d'efforts pour dégager, frayer, montrer la voie de l'exigence éthique
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ÉLOGE DE L'ÉTAT
Ainsi de la fameuse et tant ressassée « question de l'État ». C'est l'exemple typique de cette idolâtrie pendulaire où s'éternise la dévotion. Voilà deux siècles bientôt que l'histoire des intellectuels occidentaux pourrait presque se résumer à cette singulière et énigmatique cadence. Deux siècles qu'ils se partagent — qu'ils oscillent surtout — entre la fascination aveugle et une non moins aveugle répulsion conjuratoire. Tantôt, ils ne jurent que par les idéologies de midi qui, à l'instar du marxisme ou du jacobinisme classique, ne conçoivent point de salut hors des gigantesques machines à programmer, socialiser, instituer le bonheur. Tantôt ils se retournent, comme au terme d'une catastrophe qui aurait décrit son orbe, vers des pensées du crépuscule où, à l'image d'un anarchisme soudain brandi comme un fétiche, il n'est point de tâche plus urgente que de nier l'État comme tel, devenu source de tous les maux, figure du mal absolu et haïssable absolument. On a suffisamment — et opportunément, bien sûr — montré les méfaits des premiers et de leur statolâtrie forcenée qui libère l'humanité dans les camps de concentration. Il reste à rappeler aux seconds et à leur antiétatisme de principe quelques évidences notoires qui suffisent à faire de leur rêve l'envers du même cauchemar, et du « dépérissement de l'État » un slogan redoutable qui n'a strictement rien à voir avec une philosophie de Résistance...
L'évidence c'est, d'abord, que nous vivons aujourd'hui, en cette fin du xxe siècle, dans le sillage d'un désastre, probablement sans précédent, et qu'il faut bien appeler la révolution totalitaire. Que cette révolution réussie — la seule, nous le savons, dont l'époque puisse s'illustrer — demeure largement impensée, j'en conviens tout à fait. Qu'elle soit comme une hantise, une lave mal refroidie qui suinte en tout pouvoir, dès lors qu'il peut absolument, ce n'est pas discutable. Qu'elle traverse de part en part le spectre politique et que peu de systèmes échappent à la contagion, c'est également probable... Mais cela ne veut pas dire pour autant qu'il faille lui concéder l'essentiel de ce qu'elle demande — la complaisance au Neutre et l'indifférence de toutes les valeurs. Cela ne veut pas dire non plus qu'il ne reste, face au Mal, qu'à abdiquer toute analyse et à se replier amèrement sur des solutions de misère qui, sous couvert de « vigilance », interdisent en réalité toute authentique critique. Cela ne signifie pas, cela ne signifie surtout pas, qu'à l'image de ces hommes de Ninive dont la Bible raconte qu'ils ne savaient plus, les maudits, distinguer leur droite de leur gauche 4, nous devions cesser de diviser le monde, selon le seul critère qui vaille, celui du meurtre et de sa démence. S'il est vrai, autrement dit, que le débat de notre temps est celui du fascisme et de l'antifascisme, l'idée qu'un État en vaut un autre est sans doute une idée fasciste. S'il est exact que, dans ce débat, l'enjeu majeur soit celui des droits de l'homme, il faut dire et répéter que dans « droits de l'homme » il y a « Droit » et que c'est d'États diseurs de Droit que nous avons aussi besoin. La haine de l'État comme tel repose sur une homonymie dont il devrait être clair que, jouant sur les mots et les noms du sort des hommes, trafiquant les souffrances et faisant commerce de leurs degrés, elle est, littéralement, une forme de trahison.