Les trois coups
Épinal a les reins solides. Ses images ont fait de l'artiste un personnage au teint blanc, à la gueule de jeunot, qui marche les pieds en dedans, se rase un jour sur trois, arbore des couleurs chamarrées, travaille la nuit, dort le jour, boit de l'absinthe, cultive l'inspiration, préfère les rossignols des champs aux sifflets des agents. L'artiste est un concept, sinon une abstraction. On le perçoit comme un être étrange, différent et lointain. Beaucoup n'en connaissent que les apparences et n'en retiennent que la mythologie. Pas celle des stars, qui évoluent dans des sphères diamantées, trop riches pour être pures; plutôt celles de la bohème. D'ailleurs est-ce un hasard si, au terme « bohème », le dictionnaire renvoie à celui d'« artiste »? Les artistes, communément, sont les personnages de Murger: jeunes, romantiques, libres et pauvres. Bien des ouvrages ont célébré le culte de ces ombres diaphanes qui vivent à l'hôtel ou dans une chambre de huit mètres carrés, s'épuisant de cénacle en cénacle, de bar en bar, jusqu'à la nuit, propice à la création.
Ceux-là, je les ai cherchés. Je me suis promené à Montmartre, où les peintres ont sombré dans la combine et le trafic. À Montparnasse, où Giacometti, Rhys et Miller ont laissé la place aux rupins du quartier, aux journalistes et aux éditeurs. À Saint-Germain-des-Près, vidé de ses caves et de ses idoles.
Mes carnets d'adresses m'ont conduit chez de vieux copains pour qui la guitare, les planches ou la littérature constituaient les passions dominantes il y a dix ans. J'ai retrouvé des attachés commerciaux à la corde musicale devenue insensible, des mères de famille absorbées par le théâtre familial, des écrivains du dimanche, après la messe. Hier, ces adolescents attardés avaient vingt ans: ils couchaient à la belle étoile, jouaient des romances au lever du soleil, rejetaient les adultes qui les pressaient d'embrasser une carrière. À trente ans, ils s'excusent de devoir marcher sur les trottoirs des communes mesures. De temps à autre, après un repas bien arrosé, ils s'égarent dans de tristes gesticulations, jurent de s'y remettre, larguent bagnole et maison à la deuxième bouteille pour retrouver la fortune et la sagesse le lendemain. Exit le rêve, je file au bureau...
Les clercs des villes ne dédaignent pas de goûter au pinceau ou à la plume. Tel ce banquier, qui explique à qui veut l'entendre combien il est artiste, ma femme et mes mômes vous le confirmeront: je peins deux fois par mois. Ou ces bourgeois bien installés, en mal d'un petit quelque chose qui donnerait de la fantaisie à leur existence, vous savez, de ma vie j'écrirais bien un roman...

Ceux-là ne sont pas des artistes pour une simple raison: ils ne produisent pas d'oeuvres d'art. L'artiste est avant tout créateur: le reste est secondaire. Le mode de vie ne saurait transformer un comptable en rapin ou un géomètre en bohème. Inversement, ceux qui vivent la bohème ne sont pas pour autant artistes. En Ariège ou en Ardèche, habitent quelques exilés des villes qui se sont efforcés de réorganiser leur existence en la débarrassant des compromis et des marchandages. Beaucoup y sont parvenus. Mais s'ils sont plus proches des héros de Murger que le poète Jean Tardieu (qui vit comme un retraité de l'administration dans son appartement du XIVe arrondissement), on ne leur doit pas d'œuvres aussi magistrales que Monsieur Monsieur ou le Professeur Froeppel. L'habit ne fait pas le moine — non plus que le créateur.
L'artiste des villes, cependant, n'est pas l'artiste des champs. À Paris, à Toulouse ou à Nice, le bienheureux joue du piano, du pinceau ou du stylo. Mais au fin fond de la campagne, l'artiste c'est le fada du village, le chien fou, ou le guérisseur. Dans le Var, entre Carcès et Le Luc, l'« artiste », pour tous, s'appelle Auguste. Il est sourcier. Depuis quarante ans, armé de sa baguette d'olivier, il sonde les terrains du département. Il marche. Lorsque le bois se redresse, il s'arrête et frappe du pied, une fois, deux fois, jusqu'à ce que la branche se stabilise. Alors, il indique le débit de la source et sa profondeur. Artiste, Auguste?
— Plutôt artisan, répond-il. Mais j'ai un don. Toi, tu ne l'as pas. Essaie donc de faire se lever la baguette!
J'ai essayé. En vain. Lui, goguenard, regardait.
— J'aurais beau t'apprendre que ça ne servirait à rien. Moi, je pratique un art. Est-ce que ça s'apprend, un art?
Il a haussé les épaules avant de récupérer sa baguette. Je suis resté tout con sur le bord de la route.