INTRODUCTION
À l'orée des années 1980, les études cinématographiques ont connu un « tournant esthétique ». Pour s'en tenir à des généralités (et à la France), la théorie du cinéma s'était éveillée, ou plutôt réveillée, à la fin des années 1960, sous l'aiguillon de la sémiologie et dans le sillage de Christian Metz ; ultérieurement, elle s'enrichit au creuset de la narratologie (inspirée, notamment, par Genette), en même temps que se développait l'analyse textuelle des films. Le vocable même d'analyse textuelle des films indiquait encore l'obédience linguistique des auteurs, certes sans exclure d'autres perspectives (par exemple, la psychanalyse), mais de manière dominante.
Cependant, ces analyses qui ressemblaient souvent à de la sémiologie appliquée, puis à de la narratologie appliquée, à la faveur de leur contact avec les œuvres ont progressivement changé de cap. Des considérations sur le style des films, leur thématique ou la biographie de leurs auteurs, en nombre croissant, sont venues les imprégner. Subsidiaires, annexes, voire parasites, au départ, elles ont pris de plus en plus d'importance, jusqu'à infléchir bientôt la pure exemplification méthodologique vers la glose esthétique des oeuvres. Au même moment, des livres revendiquant de manière plus ou moins frontale l'esthétique ou la philosophie comme base ou comme horizon sont apparus dans nos librairies et nos bibliothèques. La parution de Cinéma 1 (1983) et 2 (1985) de Deleuze fit, à cet égard, office de jalon.
De plus, comme cette parution notable l'a signalé, le point de vue esthétique ne pouvait rester le seul apanage des analyses et des analystes. Le « tournant esthétique » ne pouvait pas seulement se contenter d'ornementer ni même d'inspirer le commentaire des œuvres. Il devait impliquer aussi la théorie dans son dynamisme, et la convertir plus ou moins radicalement à la problématique esthétique - ou, plus exactement, comme on le verra, aux problématiques esthétiques. Comme il se passe souvent dans ce genre d'évolution, du même coup, on a assisté à une révision de l'histoire de la théorie du cinéma. La sémiologie, fière de sa scientificité, était parfois tentée par la table rase ; c'est, du moins, ce qu'on en a le plus souvent retenu, à tort puisqu'il y avait, chez Christian Metz même, au moins dans ses premiers travaux, un héritage bazinien et filmologique. En tout cas, le jugement que la plupart des théoriciens portent actuellement sur l'apport sémiologique se fait à l'aune de la perspective esthétique. De Metz, désormais, on lit plutôt Le Signifiant imaginaire que Langage et Cinéma.
De même qu'on manquerait de sérénité à rayer d'un trait de plume cet héritage, comme on a trop longtemps négligé l'apport de Gilbert Cohen-Séat ou celui, incomparable, de Jean Mitry, entre autres, il convient de ne pas réduire l'esthétique du cinéma à cette « petite histoire » (française ou pas). Ce qu'on est en droit d'appeler esthétique du cinéma regroupe l'ensemble des textes conçus quasiment depuis les débuts de l'histoire du cinéma où, par ailleurs, l'idée d'esthétique est interprétée de multiples façons ; tout juste peut-on discerner des degrés de conscience épistémologique : les auteurs concernés ont ou ont eu plus ou moins conscience d'œuvrer vis-à-vis de l'épistémê propre à l'esthétique1, pour la respecter comme pour la contester. Dans leurs propositions, « esthétique » est, tantôt un simple adjectif qui dénote une certaine teinture du monde qu'il prend lorsque nous éprouvons un certain état d'esprit, tantôt un substantif qui renvoie à une discipline spécifique définie par une certaine épistémê, c'est-à-dire l'ajustage d'une manière de penser à un objet délimité (aussi complexe soit-il).
Entre ces deux pôles du point de vue et de la discipline, qui plus est, on observe une vaste gamme de versions possibles de l'esthétique du cinéma à l'image de la non moins vaste gamme des interprétations de l'esthétique en général. Il faut fuir le préjugé tenace (puisqu'on le rencontre aujourd'hui encore chez certains tenants des sciences humaines ou des études culturelles) selon lequel l'esthétique serait une discipline rétrograde dont le seul objet est de perpétuer le culte du beau ; un bloc disciplinaire qui menace ruine non seulement d'avoir attaché son épistémê à cette valeur désuète, mais d'être incapable d'intégrer les valeurs du temps. Deux erreurs sont cumulées dans cette idée fixe que l'inculture conforte : la première consiste à croire que l'on puisse définir l'esthétique comme science du beau ; la seconde consiste à se représenter cette discipline comme monolithique. En fait, la définition par le beau n'a pas plus de pertinence, en l'occurrence, que celle des mathématiques comme science du nombre ; l'histoire de l'esthétique montre que la conscience de son existence comme discipline autonome a émergé au moment même où le beau rétrogradait au rang de valeur parmi d'autres ; et, outre cette palette des valeurs, celle des problèmes et des sujets censés concerner l'esthétique n'a cessé de s'élargir.