1. 
– Vraiment, monsieur Tarrington, c’est absolument contraire au règlement ! Vous ne devriez pas être ici. 
La secrétaire de l’école lui jeta un regard sévère par-dessus ses lunettes à double foyer. Sa mine réprobatrice, sans doute très efficace avec de jeunes enfants, n’eut aucun effet sur son visiteur. 
– C’est hier que les parents d’élèves pouvaient venir rencontrer les instituteurs, reprit Mlle Boulton. Aujourd’hui, ils doivent terminer les rapports de fin d’année et me les remettre. Mlle Raffet est bien trop occupée pour vous recevoir. 
– J’en ai pour un instant, insista Caleb. C’est très important. 
Comprenant sans doute qu’il ne renoncerait pas aussi facilement, Mlle Boulton pinça les lèvres et fit un geste vers le couloir. 
– La salle de Mlle Raffet est la troisième sur la droite. Faites en sorte de ne pas la retenir trop longtemps et prévenez-moi quand vous partirez. Cela vous évitera d’être enfermé ici pendant toutes les grandes vacances… 
Totalement indifférent à cette menace, Caleb Tarrington lui adressa un vague signe de tête et s’engagea dans le couloir. Arrivé devant la troisième porte, il s’arrêta et prit une profonde inspiration, dans une dernière tentative pour remettre un peu d’ordre dans ses pensées. L’entretien qu’il allait avoir était d’une importance cruciale ! Il devait absolument convaincre cette Mlle Raffet de l’aider. 
Le petit visage pâlot de Will lui traversa l’esprit, et il revit ses traits crispés par l’angoisse qu’il tentait de dissimuler. Un profond sentiment d’amour paternel lui étreignit le cœur. Son fils ! Cela faisait vingt-quatre heures qu’il avait appris qu’il était père, et Caleb entendait encore une sonnerie de trompettes retentir chaque fois que les mots « mon fils » lui venaient à l’esprit. 
Si seulement il l’avait su plus tôt… Se renfrognant, il coupa court à ces pensées. Le passé était le passé, et il ne pouvait rien y changer. En revanche, améliorer l’avenir de son fils était encore en son pouvoir. Et le premier geste qu’il devait accomplir pour cela, c’était de s’assurer l’aide de Mlle Raffet. 
Caleb regretta de ne pas en savoir davantage sur cette inconnue. Tout ce que son vieil ami John lui avait appris, c’était qu’elle était la meilleure institutrice qu’il avait rencontrée durant sa longue carrière de directeur d’école primaire. Et que, si quelqu’un pouvait vraiment l’aider, c’était elle. Mais John ne lui avait pas dit si elle accepterait… 
Il allait vite le découvrir. 
Redressant les épaules, Caleb frappa à la porte et entra dans la classe. A l’intérieur, il tourna instinctivement les yeux vers le bureau de chêne installé devant le tableau noir. Il n’y avait personne. Il fit alors le tour de la salle des yeux. Les murs étaient nus, et les tables avaient toutes été enlevées. La pièce semblait totalement abandonnée. 
Que devait-il faire ? S’asseoir au bureau en attendant le retour de Mlle Raffet ? Retourner dans le bureau de la secrétaire ? 
Caleb décida d’attendre. Affronter ce dragon à lunettes ne lui disait rien qui vaille. De toute façon… 
Un bruit attira son attention. Il provenait d’une porte entrouverte au fond de la salle. Un débarras, peut-être ? L’institutrice surdouée s’y cachait-elle ? 
Se penchant, il découvrit en effet le dos d’une jeune femme à l’intérieur du cagibi. D’un œil connaisseur, il admira la silhouette élancée aux jambes interminables. Lorsqu’elle leva les bras pour attraper quelque chose, son mouvement fit remonter son T-shirt gris, qui moula alors la poitrine la plus parfaite qu’il ait jamais vue. 
Ignorant totalement sa présence, la jeune femme se mit sur la pointe des pieds pour attraper ce qu’elle cherchait et tira d’un coup sec. L’objet dut se libérer brutalement, car elle perdit l’équilibre et tomba à la renverse. Une seconde plus tard, l’intégralité du placard se mit à lui pleuvoir sur la tête. Des cartons à dessins, des liasses de papiers, des fleurs en plastique aux couleurs délavées, puis quelques ballons, un filet de badminton, suivi par deux raquettes, et pour finir un sac de paillettes dorées qui s’ouvrit en l’atteignant et la couvrit d’une pluie d’or. 
Médusé, Caleb la contempla un instant sans bouger, alors que lui revenaient à la mémoire les images des livres de son enfance, évoquant à la fois les anges du paradis et les nymphes de la mythologie. Pour ajouter à sa confusion, un rayon de soleil traversa à ce moment-là la fenêtre de la classe et la nimba d’une auréole irréelle. 
Puis sa Danaé éternua, et ce son prosaïque le ramena brutalement sur terre. 
***
– Tout va bien ? 
La voix masculine, grave et chaleureuse, la fit sursauter. Julie se retourna et découvrit un homme en costume sombre qui l’observait d’un air inquiet. La veste épousait à la perfection ses épaules larges, et la jeune femme reconnut la main d’un tailleur de premier ordre. Et sans doute hors de prix. Pourtant, l’inconnu aurait certainement été tout aussi magnifique avec un vieux T-shirt et un jean. Ou en habit en velours de la Renaissance. La beauté virile de son visage évoquait les portraits des grands maîtres italiens… 
– Pouvez-vous vous relever ? 
La sollicitude de l’inconnu la fit sortir de sa rêverie. Julie pinça les lèvres. C’était déjà embarrassant d’être surprise dans une position aussi peu digne, fallait-il qu’en plus ce soit par un spécimen aussi sexy de la gent masculine ? 
Qui pouvait-il être ? La jeune femme était certaine de ne jamais l’avoir rencontré. Un homme aussi beau et séduisant, avec des yeux d’un bleu aussi intense, était inoubliable ! 
– Vous vous êtes fait mal ? insista-t–il. 
– Je… non, ça va, merci, murmura-t–elle en prenant la main qu’il lui tendait. 
Au moment où leurs doigts entrèrent en contact, Julie eut le sentiment de recevoir une décharge électrique. Elle se releva et contempla son visiteur avec surprise. 
– Vous êtes entièrement recouverte de ce truc, déclara-t-il. 
Apparemment inconscient de l’effet qu’il lui faisait, il lui brossa les épaules pour en chasser les paillettes dorées. Réprimant un frisson encore plus violent, Julie recula d’un pas et s’épousseta vigoureusement pour se donner le temps de retrouver sa contenance d’institutrice. 
– Puis-je vous aider, monsieur ? lui demanda-t–elle d’une voix étranglée. 
– Oui, je cherche Mlle Raffet. Nous sommes bien dans sa classe, n’est-ce pas ? 
– Je suis Julie Raffet. 
L’homme la contempla avec un mélange de surprise et d’incrédulité qui calma aussitôt ses palpitations. 
– Vous vous attendiez à une vieille dame dans une robe informe, avec des chaussures orthopédiques ? dit-elle d’un ton un peu sec. 
– Non, mais j’avoue que je ne pensais pas rencontrer quelqu’un d’aussi jeune. Vous pourriez presque être encore lycéenne ! John m’a dit que vous aviez beaucoup d’expérience, alors je vous imaginais plus… 
Il se tut, ne sachant apparemment pas comment conclure. 
– John ? 
– John Warchinski. Il a été le directeur de cette école pendant plusieurs années. 
– Ah, oui, bien sûr ! je me souviens très bien de M. Warchinski. Puis-je savoir pour quelle raison il vous a parlé de moi, monsieur… ? 
– Tarrington. Caleb Tarrington, répondit-il en lui tendant la main. 
Caleb resta muet un instant. Par où allait-il commencer pour lui expliquer les raisons de sa visite ? Il détestait parler de son mariage raté. Une femme plus âgée aurait sans doute compris comment il avait pu faire une erreur aussi monumentale, mais cette Mlle Raffet qui semblait à peine sortie de l’adolescence… 
– Pourquoi ne commencez-vous pas par le début ? suggéra-t–elle. 
Caleb réprima une grimace. Le début, c’était une irrépressible poussée de lubricité qu’il avait été incapable de maîtriser. Mais il ne pouvait pas lui raconter ça ! Elle était trop jeune et serait probablement dégoûtée par sa confession. Ou, pire encore, elle croirait qu’il avait l’habitude de se laisser gouverner par ses pulsions sexuelles et refuserait tout net de l’aider. Il avait bien trop besoin d’elle pour prendre ce risque. 
– Eh bien, tout a commencé par un mariage qui n’a pas marché. Enfin, si, ça a très bien marché… Non, je m’explique très mal ! se reprit-il avec un geste de frustration. 
– Vous êtes divorcé ? 
– Oui. C’est ça. Je suis divorcé. 
– Et… ? 
– Mon ex-femme est une artiste de grand talent. Quand elle est tombée enceinte, elle a décidé que le mariage entravait sa créativité et a demandé le divorce. 
Julie Raffet leva un sourcil étonné. 
– Elle trouvait que le mariage était trop contraignant, mais pas la maternité ? 
– Murna était dans sa phase Madonna, expliqua-t–il en haussant les épaules. Au moment du divorce, elle a affirmé que je n’étais pas le père de son bébé. 
– Et vous l’avez crue ? 
– J’avais de bonnes raisons pour ça. Ses liaisons n’étaient un mystère pour personne, pas même pour moi. J’aurais cependant dû demander un test ADN… 
Caleb secoua la tête pour chasser ses remords. Il ne servait à rien de ruminer le passé. Surtout devant cette inconnue. 
– Tout ça n’a plus d’importance désormais, reprit-il. Ce qui compte, c’est qu’hier matin son avocat a sonné à ma porte sans crier gare, avec Will et un document signé de Murna me transférant la garde de notre garçon. 
Caleb avait parlé d’une voix neutre, en s’efforçant de ne pas révéler le choc qu’il avait éprouvé. Ni l’amour inconditionnel qu’il avait immédiatement ressenti en découvrant son fils. L’enfant était un Tarrington, cela se voyait à proprement parler comme le nez au milieu de la figure ! 
Caleb aurait voulu serrer son fils dans ses bras, l’embrasser chaleureusement, lui expliquer pourquoi il n’avait pas été présent toutes ces années. Mais l’attitude rigide de Will l’en avait dissuadé. Et, à la réflexion, quel père pouvait justifier son absence auprès de son fils en lui révélant les mensonges et les trahisons de sa mère ? Il y avait des vérités qui devaient être épargnées à un enfant de six ans. 
– Pour résumer, déclara-t–il, voici dans quelle situation je me trouve : je suis responsable d’un garçon de six ans que je ne connais pas. Je ne me suis jamais occupé d’enfants, et mon employée de maison est une vieille fille qui n’a pas plus d’expérience que moi avec les gamins. 
– Une célibataire, le corrigea Julie. De nos jours on dit une célibataire, pas une vieille fille. 
Mais Caleb était trop préoccupé pour s’arrêter à de tels détails. 
– Le coup de grâce est arrivé ce matin, enchaîna-t–il, lorsque j’ai demandé à Will dans quelle classe il était, afin que je puisse l’inscrire à l’école pour la rentrée. Savez-vous ce qu’il m’a répondu ?