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LE NOUVEAU RÉGIME DE LA PRESSE
C'est une vieille histoire. Celle d'un douanier qui inspecte un camion. Le chauffeur n'a pas de cargaison. Le douanier le laisse franchir la frontière sans s'en préoccuper mais voit revenir sans cesse, durant des années, ce chauffeur qui ne transporte rien. Aucune fouille du véhicule qu'il conduit, jamais, ne révèle la présence d'une marchandise ni même une cache vide. Ce n'est pas faute pour le douanier, dans des moments d'exaspération, de démonter un camion pièce à pièce tant il est évident que ces voyages nourrissent un trafic.
Quelques heures avant sa retraite, au moment d'achever sa dernière journée de travail, le même douanier voyant apparaître le même chauffeur n'y tient plus. En lui promettant l'impunité, il le supplie, après une ultime inspection infructueuse, de révéler sa fraude. « C'est fini, lui dit-il, ce soir je quitte la douane, mais pour la paix de ma retraite,
j'ai besoin de savoir avant de partir : c'était de la drogue, des devises, un passager clandestin, de l'or...? C'était quoi ce trafic ? » Trois mots assomment le futur retraité : « trafic de camions ».
Les pionniers du journalisme électronique ont longtemps raconté cette plaisanterie en s'identifiant au chauffeur. Car leurs confrères des autres médias, leurs fournisseurs, et même leurs actionnaires et leurs collaborateurs ont fantasmé sur ce que livrait la presse en ligne. Pour les uns, c'étaient des journaux distribués de façon plus rapide. Pour d'autres, c'était le signal d'une radio ou d'une télévision libérées des ondes et de l'obligation de diffuser en continu. Pour d'autres encore c'était, directement du producteur au consommateur, les informations des agences de presse. Pour d'autres enfin, c'était un simple ajout aux listes des nouvelles les plus consultées que Google ou Yahoo! remettent à jour sans cesse.
Souvent une malédiction s'ajoutait à la cargaison. Des cerbères de l'éthique prédisaient la vente en ligne de places de spectacle dans les rubriques Culture et l'apparition de courtiers dans celles de Finances. Des lettrés voyaient dans les journalistes du nouveau média des apprentis sorciers en passe de tuer l'imprimé. Et des paranoïaques
décelaient derrière les sites de presse un « Big Brother » résidant à Washington, une mondialisation de l'information au service des multinationales ou la promotion d'une utopie libertaire confondant cyberespace et lieu de liberté.
Ce regard biaisé, qui présume d'une cargaison et ne voit pas le camion qui la transporte, c'est le déficit de reconnaissance du journalisme en ligne. On ignore combien son activité est spécifique. Les sites qui diffusent de la musique, vendent des voyages ou mènent des enchères, proposent d'écouter la même musique que sur le CD acheté chez un disquaire, de monter dans le même train ou le même avion qu'avec un billet acquis dans une agence ou d'acheter le même objet qu'adjuge un commissaire-priseur. Les sites d'information échappent à cette similitude. Ce qu'ils mettent en ligne ne se confond pas avec ce qu'offre le journalisme avec le livre, le journal, le cinéma, la radio et la télévision.
Une presse neuve est née sur Internet, avec son identité, son langage et une croissance si vive que ses concurrents s'en sont défiés. La crainte de perdre des lecteurs au profit des sites d'information est devenue la routine des journaux avant que les médias audiovisuels s'inquiètent à leur
tour. Ce jeu à somme nulle où une presse gagnerait en audience et en recettes publicitaires ce que l'autre perd est pourtant une vue fausse, étroite, sans portée, d'une rupture historique.
Comme d'autres corporations confrontées à une révolution technologique, le journalisme s'aveugle. Il veut croire qu'un siège supplémentaire tendu à Internet suffira pour que les mêmes médias de masse prennent place autour de la même table de l'information et jouent la même partie devant une audience muette. La première décennie du journalisme en ligne balaie cette illusion. Internet n'est pas un support de plus; c'est la fin du journalisme tel qu'il a vécu jusqu'ici. Soumis à l'omniprésence d'un média neuf, peu à peu dépouillé de la concurrence entre ses divers supports, il révise chaque jour un peu plus sa relation avec l'audience. La presse n'a pas entamé un nouveau chapitre de son Histoire, mais bien une autre Histoire, sous le régime d'Internet.
Au début du XXIe siècle, c'est à l'aune du terrorisme que se lit un impact médiatique. Les attaques meurtrières menées en moins d'un lustre contre New York, Madrid et Londres ont à chaque fois exposé le champ d'action d'Internet, la forme et l'influence des informations qui y circulent. Chacun de ces trois remous du monde a donné la mesure du réseau mondial désormais devenu la référence des médias.