La veille de son cinquante-sixième anniversaire, Charles-Eugène Marceau reçut sa promotion au grade de commandant. Du siège de la région militaire, on dépêcha une estafette motocycliste pour lui remettre de toute urgence le bout de papier qu'il avait attendu en vain pendant près de quinze ans. Il avait plu : elle se présenta devant lui aspergée d'une sorte de diarrhée couleur safran.
Établi parmi des rizières non seulement pacifiées, mais tombées en catalepsie et qui vivaient au pas des buffles, le poste dont il avait la charge ne présentait plus le moindre intérêt stratégique. On y maintenait une garnison en vertu d'un usage remontant à l'expédition contre Tu Duc. Un jour ou l'autre, cette habitude serait rebaptisée caprice et abrogée d'un trait de plume dans un bureau du ministère. Rompant avec sa manie des appellations féminines, le quartier général avait attribué le nom insolite d'Éleuthère à ce piton cochinchinois, égaré quelque part dans la partie septentrionale de la colonie. Éleuthère était devenu un luxe dans le dispositif mis en place pour contrôler le pays. Pis qu'un luxe : une extravagance. L'administration d'une extravagance peut être confiée à un colonel comme à un caporal. A un capitaine Marceau aussi bien qu'à un commandant Marceau. Moins le grade est élevé, plus le trésorier payeur y trouve son compte.
Informé de sa nomination, le vieux soldat ne marqua pas plus de surprise ou de contentement qu'il n'avait montré d'amertume au cours de son interminable exil sur les hauteurs. Tout au plus s'autorisa-t-il une pointe d'ironie :
« On me fait monter la note, confia-t-il à l'aspirant Viramyllis. C'est signe que mon crédit est épuisé. »
Il voyait juste : son avancement précéda de peu son retrait. On lui laissait six semaines pour expédier les « affaires en souffrance » (six minutes eussent suffi), initier son successeur, rassembler ses effets personnels et « prendre toutes les dispositions nécessaires à une réintégration dans le corps civil ».
Il fit lire le document à l'adolescent prolongé qui lui servait de second mais ne lui ressemblait en rien. L'aspirant Viramyllis serrait les dents en permanence : il ne pardonnait pas à l'état-major d'avoir égaré ses rêves de gloire en ce lieu imbécile, base arrière des offensives que les brumes mènent contre la péninsule.
« Vois-tu cela, mon petit Georges ? La guerre ne suffit plus à l'armée française : il faut maintenant qu'elle déclare la vieillesse.
– De la façon la plus arbitraire, mon commandant : sans vouloir vous flatter, chacun peut constater que vous vous trouvez dans la force de l'âge. Vous êtes ce qui s'appelle un homme fait.
– Justement. Ce qui est fait n'est plus à faire… »
Dans la vallée, l'hiver avait pris fin. Sur Éleuthère, le printemps n'était rien de plus qu'une hypothèse à quoi les hommes se raccrochaient, comme à n'importe quelle idée séduisante, afin de ne pas perdre la raison quand le brouillard persistait des jours durant ou qu'un vent noir menaçait de fendre les portes.
Vous vous faisiez là-haut, entre les piliers du ciel, expert en des matières bizarres. Lorsque l'heure était venue pour lui de quitter le poste, un soldat savait distinguer entre lambeaux de brume et lambeaux de nuages ; il se montrait capable d'apprécier jusqu'à quel point il jugeait vrai ce qui était la vérité pour tout un chacun. Mais cela ne durait pas. A peine entr'aperçues les lanternes des bordels de Tourane, de Cho Lon, les hommes oubliaient leur science. Et ils l'oubliaient aussi parfaitement que s'ils ne l'avaient jamais acquise.
Cette règle ne souffrait qu'une seule exception : Charles-Eugène Marceau. Moins de deux ans après son affectation à Éleuthère, l'accablement, la visite périodique des idées de suicide s'étaient mués, presque du jour au lendemain, en une sérénité qui avait elle-même préludé à une invincible attirance pour le genre de vie qu'on lui imposait.
Cette colline, ce vent, ces vapeurs, cette solitude, cet ennui, ce vide et cette absence, où qu'il allât désormais il les porterait en lui. Dès lors, à quoi bon s'éloigner ? Il négligea de signer ses permissions. Les besoins du service n'exigeant pas de monture pour l'officier commandant, c'est à ses frais qu'il fit venir et entretint un alezan, mettant un point d'honneur à rétribuer de sa poche le soldat qui s'en occupait. Le jour où succomba son troisième cheval, victime de la neurasthénie comme les précédents, il repoussa la tentation d'acheter une nouvelle bête, encore qu'il eût pu se rendre propriétaire d'un haras (si modeste sa solde fût-elle, il n'en avait presque rien dépensé depuis des années). Il préféra renoncer à franchir la poterne, sauf pour les manœuvres, de plus en plus rares, qui remédiaient parfois au désœuvrement du poste.
Le petit Viramyllis vouait une admiration quelque peu perplexe à ce chef énigmatique. L'absence de toute décoration sur la poitrine de Marceau lui semblait autrement fascinante que la lourde brochette arborée par l'adjudant Chabarasse. Étendu sur son lit de fer dans l'impeccable et sinistre dortoir de l'École militaire, Georges Viramyllis s'était naguère posé les questions naturelles aux hommes qui ont choisi le métier des armes : elles concernent la peur, la souffrance, le courage, la mort violente. Non sans débat, il s'était arrêté à la conclusion qu'il se comporterait de manière honorable sous le feu, quitte à dire au monde un adieu précipité. Son malheur était d'avoir, à l'inverse de ses camarades, une imagination fertile, pour ne pas dire vagabonde. Ainsi, quand l'instructeur parlait d'un coup de lance, ne pouvait-il s'empêcher de voir dans sa tête l'acier crevant les chairs, déchirant tissus et vaisseaux, rompant la délicate et fragile ordonnance du puzzle anatomique. Il pâlissait, luttait contre un haut-le-cœur, mais s'interdisait d'en être effrayé. Et plus encore depuis qu'à Saigon il avait ouï dire que bien des officiers du corps expéditionnaire, à son âge, avaient déjà été blessés deux ou trois fois. Et l'on racontait que Marceau était de ces hommes qu'on voit replier leur parapluie et se mettre nez au vent dès qu'il pleut des balles. L'aspirant aspirait à l'héroïsme, comme on espère quelque intime révélation d'un voyage aux antipodes.
Durant les deux premières semaines du délai accordé au commandant pour tirer un trait sur sa propre existence, il ne se passa rien. Ou plutôt, il se passa ce qui s'était toujours passé sur le piton d'Éleuthère depuis qu'il y donnait les ordres. Son remplaçant tardait à venir lui réclamer les clés du royaume – les clés de la bourrasque et de la mélancolie.
Chabarasse, lorsque les traditions étaient en jeu, ne manquait pas de finesse. Il avait lancé le projet d'une collecte parmi les hommes, dans le but d'offrir un cadeau d'adieu à celui qui ôterait bientôt son uniforme pour ne plus le remettre qu'au 14 Juillet. Toute la difficulté de l'entreprise résidait en ceci qu'hormis le tabac, le vin, l'anisette et une horrible absinthe à tuer les coliques, le comptoir de la cantine ne proposait qu'une série de cartes postales représentant sous divers angles le tombeau de l'Empereur aux Invalides, par un nommé Visconti.
Poulard était le vaguemestre de la compagnie : vaguemestre en titre, à Éleuthère, plutôt que vaguemestre en exercice. Détenteur du certificat d'études, il trouva dans un roman qui ne quittait pas sa musette l'idée de faire argenter et graver une baïonnette. On y inscrirait le nom du commandant, la date de son départ et, en dessous, une jolie formule que M. Viramyllis, à coup sûr, saurait trouver. Pas trop familière, pas trop impersonnelle non plus : bref, quelque chose de chic.
Pénétré de sa mission, le jeune homme s'enferma dans ses quartiers, le soir même, et, avalant sa salive, se carra devant sa table après y avoir déposé, à égale distance des bords latéraux, une liasse de feuilles blanches. Cet apparat lui semblait de nature à susciter une sentence édifiante, aussi pleine d'esprit que de gravité, d'émotion que de réserve.
Il se rappelait l'époque, pas si lointaine d'ailleurs, où, sans l'avouer à son père, il avait hésité entre la plume et le sabre, allant jusqu'à composer en vue du concours qu'organisait un grand journal catholique une élégie recopiée par sa sœur de douze ans pour l'émerveillement de sa maîtresse d'école. Béni le caprice, se disait-il maintenant, qui, à la dernière minute, l'avait retenu de soumettre cette œuvre au jury ! Car, de toute évidence, il n'était pas de ceux que les Muses accablent de leurs faveurs.
Un jour blafard décolora l'imposte : il n'avait griffonné que des phrases d'une banalité et d'une grandiloquence à frémir. Trop fleuries ou trop raides. Trop allusives ou trop directes. Les unes abstraites, les autres prosaïques. Celles-ci offensaient l'oreille par leurs discordances tandis que celles-là, plus musicales, distillaient tout le charme subtil d'une sonnerie de clairon. Toutes avaient en commun de ne pas mieux s'appliquer à Marceau qu'à n'importe quel vétéran de l'infanterie de marine. Mais que savait-il de Marceau ?
Une troisième semaine s'écoula. Les Muses gardaient leurs distances. Chabarasse et Poulard, qui devaient avoir honte pour lui, n'osaient plus le regarder en face. Au créneau, les sentinelles guettaient en vain l'arrivée du prochain caïd (comme disait l'adjudant, qui avait combattu en Afrique). Et Viramyllis commençait de se ronger les sangs à la pensée que, dans la mesure où la fonction ne demandait pas de compétence particulière, ces jean-foutre des bureaux avaient peut-être songé à lui pour assurer la relève du commandant… Si son destin était d'attendre à son tour la retraite dans ce vestibule du néant, autant présenter sa démission tout de suite. On pouvait avoir accepté tant bien que mal l'éventualité d'être mis en pièces au champ d'honneur et néanmoins ne pas du tout chérir la perspective de se consumer à petit feu au sommet d'une taupinière asiatique pendant plus de trente années, dans l'indifférence des uns, à l'insu des autres, et sans le moindre bénéfice ni pour le prestige ni pour les intérêts français. Même son père, à qui la seule vue des couleurs donnait la chair de poule, admettrait que le service de la patrie ne réclamait pas qu'un garçon de vingt ans se fît enterrer vif à l'autre bout de la terre, au fond d'un trou si perdu que les plus hargneux des rebelles n'ambitionnaient plus de le reconquérir. A Éleuthère, trop d'hommes jeunes déjà s'étaient grillé la tempe (ou pendus, ou jetés dans le puits).