I
Lignes d'horizon
Devant nous, à la veille du troisième millénaire dont une brève décennie désormais nous sépare, quel nouvel ordre politique se profile ? quel développement ? quels rapports de pouvoir entre les nations ? quels styles de vie ? quelles tendances artistiques ?
Nous entrons dans une période radicalement neuve : l'Histoire s'accélère, les blocs se dissolvent, la démocratie gagne du terrain, acteurs et enjeux nouveaux surgissent. Face à ces évolutions en apparence désordonnées, la mode est à se méfier des modèles, à s'abandonner au jeu des forces multiples qui agitent notre planète, à faire du marché le maître de toutes choses, l'arbitre de toute culture.
Je ne souscris pas à cette mode. Je crois au contraire que notre époque, comme les autres, est relativement explicable, que notre avenir peut être éclairé d'hypothèses sérieuses, qu'on est en droit d'esquisser des lignes d'horizon. A condition de jeter des ponts entre les innombrables apports des sciences sociales d'aujourd'hui et de s'en servir pour donner sens au foisonnement de faits qui surprennent notre quotidien.
Pour y parvenir, il faut prendre des risques et regarder loin, devant soi et derrière soi. Impossible d'expliquer le présent ou de dire quelque chose de l'avenir sans une grille de lecture qui permette de déchiffrer et d'interpréter l'histoire des rapports sociaux, et, avant tout, du rapport à la violence qui les détermine.
De ce détour par la mémoire de l'humanité, histoire et science mêlées, je tirerai des conclusions peu classiques sur les perspectives qui nous attendent : contrairement aux idées en vogue, je pense que nous n'allons pas assister à un triomphe de l'économie américaine sur un marché dominé par les services, mais que nous nous acheminons, au contraire, vers un monde hyperindustriel, en forte croissance, dominé par deux espaces rivaux : l'Espace européen et l'Espace du Pacifique. Deux espaces intégrés où les puissances économiques vont se substituer aux puissances militaires, toutes deux en déclin. L'économie mondiale sera animée par une demande d'objets nouveaux qui bouleverseront nos modes de vie et que j'appelle objets nomades, parce qu'ils seront portatifs et permettront de remplir l'essentiel des fonctions de la vie sans plus avoir d'attache fixe. Cette nouvelle figure exigera d'inventer de nouvelles règles de politique économique et de penser autrement la géopolitique et les équilibres stratégiques.
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La crise économique mondiale est terminée. La démocratie s'instaure dans les lieux les plus inattendus. La carte idéologique et sociale de l'Europe est devenue méconnaissable. Dans l'ensemble des pays développés sont réunis les signes d'une nouvelle période de croissance. Elle durera plusieurs décennies. Certes, on assistera encore de temps à autre à des ralentissements. Longtemps encore subsisteront des problèmes: déséquilibres entre certains pays, difficiles transitions vers le marché, injustices entre groupes sociaux, chômage, famines, désordres au sein des marchés des capitaux et des matières premières. Mais la croissance économique à l'échelle de la planète n'en souffrira pas durablement.
Partout, en effet, dans les pays les plus développés comme ailleurs, le renouveau technologique permet de formidables gains de productivité, dégageant des profits pour investir et des salaires pour consommer. Dans les domaines les plus variés des loisirs et des services, des produits inédits apparaissent, des marchés s'ouvrent, des emplois se créent.
Partout aussi, à l'Est comme à l'Ouest, au Nord comme au Sud, la démocratie gagne du terrain. Et, avec elle, les forces du marché se libèrent, laisant entrevoir à ceux qui y accèdent la possibilité de se joindre à leur tour au mouvement général de croissance.
Devant ces signes de desserrement des contraintes, après quinze ans de crise et quarante-cinq ans de guerre froide, beaucoup concluent que tout va mieux dans le moins mauvais des mondes possibles, qu'il suffit de vivre cette croissance, de la laisser se répandre sur la planète sans se préoccuper de l'organiser ni même de la décrire. Tel n'est pas mon avis.
D'abord parce qu'une croissance durable ne sera vraiment assurée que si la politique économique des grands pays cesse d'aller à contre-sens. Aux États-Unis en particulier, les excès de la spéculation financière, les insuffisances de l'épargne réelle, le retour de l'inflation, la hausse des taux d'intérêt, l'endettement des entreprises ne manqueront pas d'engendrer de nouvelles et nombreuses secousses boursières, ralentissant provisoirement l'expansion. Or ce qui se passe aux États-Unis, nation aujourd'hui encore dominante, ne peut rester sans conséquences marquantes sur le reste de l'économie mondiale.