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Beyrouth, la nuit

Photo de l’auteur : © G. Ghorayeb

 
ISBN 978-2-234-07769-0
 

© Éditions Stock, 2014

www.editions-stock.fr

Pour G. H.

I

Mercredi 23 juin 2010, le jour baisse sur la capitale. Le ciel vire au pourpre, une grue géante tourne, lentement, balayant le relief noir doré de la ville.

1

Son visage est tourné vers les étoiles ; elle a le menton un peu hautain et les cheveux ramassés en chignon. L’air inaccessible, elle affiche son port de tête sur un bout de papier au grammage souple de la taille d’une carte de visite. Au bas du coin droit, le sigle rose antique pour la lutte contre le cancer du sein. Impression en quadrichromie et surface laminée pour le recto. Au verso, le logo VPS de la compagnie du service voiturier « Valet Parking Service » et la référence 301 se détachent en argent sur un fond bleu nuit pour une impression bicolore. Les chiffres 301 ont quelque chose de fier pour un ticket de voiturier qui finira sans doute à la poubelle.

Des milliers de ces tickets circulent jour et nuit en ville, avec, d’ordinaire, un numéro de référence pour seule information. À propos de cet espace perdu, Marylou a souvent crié au gaspillage. Pourquoi ne pas en profiter pour diffuser des messages d’intérêt public sur les périls de l’alcool par exemple ? Les maladies infectieuses, la pollution de l’air, le tabagisme ou les médicaments contrefaits. En revanche, aussi loin qu’elle pousse son imagination (la perversité des réseaux sociaux, les conflits cybernétiques, les guerres biologiques), jamais elle n’aurait pensé y trouver le minois de Sévine G, la nouvelle copine d’Osman – Osman, son dernier amour en date.

Marylou appuie son pouce contre le portrait de Sévine, jeune espoir du ballet en vogue sur la scène internationale. La première fois qu’elle a vu cette femme, c’était l’an dernier dans une impasse de la zone d’Achrafieh. Elle sortait du campus déjà sombre de Huvelin après une réunion avec son directeur de thèse en anthropologie. Marcher sans but lui faisait du bien. L’air était doux, le ciel fuchsia. Un serveur du Happy Hour passait un dernier coup de chiffon sur les tables, l’enseigne rose fluo de L’Escalope clignotait, jetant une lumière chaude sur le mur en crépi ocre. Quelque part derrière un bar ouvert sur l’extérieur, un DJ testait sa playlist de la soirée. La musique s’élevait pour retomber, laissant place au gazouillis des oiseaux. Marylou avait remonté la rue Monnot en s’étirant lentement, elle avait contourné le restaurant japonais à la devanture métallisée à l’angle de la rue puis avait grimpé vers l’intérieur du quartier, perché sur la plus haute colline de Beyrouth. Délestée du poids de sa thèse, elle arpentait les ruelles enchevêtrées d’Achrafieh, serpentait entre les nouvelles constructions – de gigantesques structures en béton – et les vieux immeubles d’époque aux façades effilées. L’alignement irrégulier des bâtiments dessinait un labyrinthe au tracé nerveux dans lequel on se faufilait, s’enfonçait plus profondément, mettant au jour d’infimes joyaux, pépites du somptueux jardin fleuri qui avait jadis tapissé les pentes de la colline : les petits éclats d’or et d’argent d’un vitrail caché, les cascades d’ombres à la géométrie entrelacée, projetées au sol par un balcon en pierre, une console, une crénelure, l’écorce vert pâle d’un citronnier. À Beyrouth, quand le soir vient et que l’humidité monte, les pores de la chape de béton s’ouvrent : des pousses tendres jaillissent du bitume et de la terre, des éclaboussures de mousse perlent sur la façade des immeubles. Une légère brise passe, les plantes se dressent, plus souples, plus élastiques, et de jeunes palmiers sauvages surgissent entre les buildings. Ce n’est pas la colline qui frissonne, c’est tout Beyrouth qui bruisse à la tombée du soir, avait pensé Marylou. Attirée par le chant d’une cigale, elle avait emprunté une venelle escarpée. Un petit escalier de pierre sali par la poussière montait devant elle. Elle l’avait gravi et avait poussé le portail de métal grillagé. Elle avait bâillé à s’en décrocher la mâchoire, imaginant quel jardin secret ou quelle vieille demeure énigmatique elle allait découvrir, quand son cœur avait fait un bond. Au bout de l’allée : Osman – son copain – avec une femme – Sévine G. Aucun des deux ne la voyait. Sévine G, ballerine de renom, n’était alors pour Marylou qu’une femme comme une autre, que son copain, Osman, avait attirée au fond d’une impasse. Il se tenait face à elle, son avant-bras appuyé sur le mur, tout près de son visage, osant à peine lui caresser la joue du bout de ses doigts. Aimanté par une force implacable, il la frôlait de tout son corps sans vraiment la toucher. Elle, pas un mot, pas un geste. Il y avait quelque chose de l’ordre du sacré dans cette scène statique qui se reflétait dans les yeux de Marylou. Osman s’était penché vers Sévine. Quand il lui avait effleuré la bouche comme un chat, Marylou avait arraché ses lunettes sans un cri : tout était devenu flou, la scène s’était adoucie, elle avait moins mal.

Un an plus tard, ce mercredi 23 juin 2010, Sévine G, nouvelle copine d’Osman, a même trouvé le temps – entre un rôle de soliste à Saint-Pétersbourg et une remarquable performance à New York – d’offrir son image pour soutenir une campagne locale contre le cancer du sein. Pis : elle n’a prêté que son visage. Pas son corps, non sans allure, et pas pour la promotion d’une stupide bouteille de Coca comme la plupart des pop stars libanaises. Un parcours irréprochable pour cette potentielle future danseuse étoile quand Marylou, elle, est à peine parvenue à transformer son manque d’Osman en un plaisir mélancolique – une énergie noire et sauvage qui romance l’air et colore ses rêves.

Les doigts de Marylou se crispent sur le ticket de voiturier. Ses genoux flageolent et ses jambes se dérobent. Elle fait un pas en direction du mazar de la Vierge apposé au mur ; c’est un oratoire comme on en trouve dans tout le quartier, dont la mission première est de veiller sur les habitants de la rue. Celui-ci est protégé par une vitre. Elle s’y cramponne et prie pour ne pas vomir sur le trottoir. Ses yeux se perdent au fond de la niche, ses pupilles errent de la statuette en plâtre écaillé de la Vierge Marie aux grains du chapelet turquoise, des cierges électriques aux pétales de rose, de la Vierge aux grains, des grains aux cierges quand, soudain, elle intercepte le regard étincelant du joueur de football argentin Lionel Messi. Ce dernier la fixe à travers le reflet puissant d’une vignette autocollante Panini, insérée à la verticale à l’angle du mazar. Au même moment, les cloches de la messe de dix-huit heures se mettent à sonner, une main se pose sur son épaule et une voix dans son dos lui murmure une question au sujet d’un verre d’eau. Marylou tressaille. Plus question de se shooter à coups de réminiscences. Plus question de moisir sous une carapace d’illusions et de déceptions. Plus question de méditer sur son sort de célibataire doctorante en anthropologie post-culturaliste. Elle bredouille que non, merci, ça va, ça doit être le chant du muezzin qui épouse le son des cloches, ça l’émeut toujours quand ça arrive, elle remercie encore, laisse sa Golf au valet du service voiturier du Tek, reporte sa séance de yoga au lendemain et retourne chez elle à pied, le ticket en main.

*

* *

Marylou est installée sur la terrasse du Vieux Café, à l’angle de la rue Allenby et de la rue Weygand. Il est près de dix-neuf heures, la rencontre Angleterre-Slovénie s’est achevée en beauté, la tension est retombée, les narguilés fument, les dés roulent sur les tables de trictrac. Seul reste l’accent typé de Zidane, qui s’échappe du poste de télévision en attendant le match suivant. Il s’exprime sur le foot d’aujourd’hui, trouve le jeu de plus en plus axé sur la défensive : Ça donne des matchs ennuyeux. C’est comme ça, on n’y peut rien. Marylou s’accoude à la table, le menton dans les mains. Une mèche barre la moitié de son front. Ses yeux sont braqués au loin et sa petite bouche, fendue par une paille, aspire bruyamment le fond de son verre. Une mallette en métal posée à ses côtés, elle attend Yves.

Très BCBG avec son polo en coton noir, son pantalon gris et sa banderole de supporter aux couleurs de l’Allemagne jetée sur l’épaule, Yves débarque, le pas nonchalant. Il se glisse sur la banquette auprès de Marylou et l’embrasse sur la joue.

– Bon, qu’est-ce qui t’arrive ? Attends. Garçon ! Un café bien serré et... Tu ne veux rien ? Et un autre jus de... C’est quoi, ça ? Une limonade glacée ? Oui, c’est ça. Merci. Sorry pour le retard. La police a bloqué toute une rue en bas de chez moi pour remplacer les deux barrières de sécurité mobiles par une barrière à système de balancement. Ils avaient du mal à la fixer, les voisins se plaignaient que ça allait enlaidir la rue, j’ai dû faire le tour, il y avait un trafic monstre... T’imagines s’ils plantent des barrages dans toutes les rues habitées par les chefs de parti ? Je vais en Afrique du Sud, moi. Pour la finale. Dans deux semaines. Pourvu qu’il n’y ait pas d’« événements » d’ici là. Si ça pète et qu’ils ferment l’aéroport, je te jure : je casse tout.

Il se masse les tempes, lentement, descend jusqu’au bout de ses pattes d’un blond cendré, puis tourne son regard vers Marylou en plissant les yeux.

– Alors ?

– Alors il est temps que je me libère de mes attaches amoureuses.

– Il s’est passé un truc ?

– Non. Enfin, pas grand-chose. Un gros ras-le-bol.

La commande arrive. Le jeune homme avale d’abord sa tasse de café d’un coup sec, et puis aspire le sucre à même le cylindre de papier. Il le secoue jusqu’à ce que le dernier grain tombe dans sa bouche. Seulement après avoir longtemps bâillé, il cligne des paupières en interrogeant Marylou du regard. Elle tourne la tête vers sa mallette en métal blanc, striée comme une gaufre.

– Ma boîte à souvenirs. Elle contient tout ce qui me relie encore à mes ex. À liquider.

– Et tu comptes t’y prendre comment ? À la tronçonneuse ? À l’acide ?

– J’ai réfléchi. Ce n’est pas possible chez moi, enfin je veux dire chez mes parents, dans la chambre où je passe le plus clair de mon temps. Il me faut un espace impersonnel. Un endroit dépouillé de toute charge émotionnelle. L’hôtel, par exemple. Il y a Le Blue Grey, pas loin. Tu veux bien m’y accompagner ?

– Tout de suite ? Le match commence dans deux heures !

– C’est maintenant ou jamais !

Yves, surpris par le ton de sa voix, la dévisage un moment, puis lisse d’un air sceptique un pan de sa banderole noir, rouge et jaune.

– S’il te plaît ! Il faut que je m’en débarrasse le plus vite possible et je n’ai pas le courage de le faire toute seule. En plus dans une chambre d’hôtel... Ne t’imagine pas qu’on va coucher ensemble, hein ? N’y pense même pas.

Le jeune homme se gratte le menton. Après une minute de réflexion, il acquiesce d’une petite tape sur la table et s’allume une cigarette. Satisfaite, Marylou embraie sur la saga de ses amours mortes. « Quand je pense à l’énergie gaspillée à les couver... Et le temps ! Ne parlons même pas du temps perdu à fignoler cette boîte et à radoter en secret. Cette nécessité de les posséder, de les confectionner... Qui sait, peut-être que j’en avais besoin pour en arriver là ? Un passage inévitable, en somme. »

Elle cale sa joue dans sa main et tourne son visage vers Yves, dans l’attente d’une réaction. Il se contente de la regarder, soufflant des ronds de fumée, et finit par lâcher sur un ton laconique :

– Ouais. Si on veut.

– Tu n’as pas l’air très convaincu.

– Non, pas vraiment. Tu termines pas ta limonade ?

Il s’empare du verre et le vide d’un trait. Elle relève la tête contre son index et son majeur. Secs et sévères.

– Et toi, c’est quand la dernière fois que tu as baisé ?

Paupières plissées, Yves tire sur la cigarette en feignant de se creuser la mémoire, puis s’étire avec langueur pour afficher une expression fière mais désabusée.

– Hier. Puis ce matin.

– En effet. Tu pues le sexe.

– Hé, je viens de prendre une douche !

– Pourquoi tu fais cette tête ? C’est ton genre, c’est tout.

Elle détourne son regard avec une moue légèrement hautaine, il hausse les épaules avec une indifférence feinte.

– Whatever. Autre chose à m’annoncer ?

– Oui. Mon téléphone n’a plus de réseau.

Elle pousse un petit portable gris argent sur la table jusqu’à lui. Il le saisit, pianote dessus avec application, les sourcils froncés, la cigarette pendue aux lèvres. Marylou soupire. Elle se cale doucement contre lui et pose sa tête sur son épaule.

– Et si on laissait tomber ? Allons sur la Corniche, marchons jusqu’à la mer, on pourrait pique-niquer sur le sable...

Yves jette un coup d’œil à sa montre, écrase la cigarette et se lève d’un bond en extirpant de sa poche quelques billets froissés. Il les jette sur la table et empoigne la mallette de Marylou.

– Pourvu que ton massacre prenne fin avant le match !