L'aube est longue à venir, ce matin. Mal, je suis mal. Allongé sur le dos — ce n'est pas mon habitude —, je tente de me soulever. En vain. Les yeux me piquent. Réveil douloureux. Mes mains accrochées au drap comme des grappins. Une pluie lourde m'a tiré du sommeil. Je ferme les yeux, j'attends que la crispation se dissipe, que le jour... Où suis-je ?... Hier soir...
Je me détends, lâche le drap. De la main gauche, j'explore le lit sans pouvoir tourner la tête : elle n'est plus là... Quelle heure peut-il être ?... De l'autre main, je cherche ma montre, là à droite, sur la table de chevet. Je la trouve et la porte péniblement devant mes yeux. Un long moment avant de distinguer les chiffres dans la pénombre : sept heures et quart... Trop tôt pour se lever! Essaie de dormir encore.
Le téléphone sonne. Je décroche, longtemps après. La voix de mon père, de l'hôpital : tout va bien, il ne faut surtout pas me déranger... Mensonge ! J'ai obéi, je n'y suis pas allé...
Sommeil. Réveil.
Encore ce rêve ! Combien de fois ? Combien de fois encore vais-je rêver de mon père dans sa chambre blanche, si loin ? De mon absence. Des questions qu'il ne cessait de poser à mon sujet aux infirmières, aux médecins, jusqu'à l'agonie ?
A ma propre mort seulement je finirai de rêver de lui.
Le réveil fait son chemin, il s'installe. La pluie redouble. Une voiture freine en bas dans la rue. Le sommeil ne reviendra plus. Je refuse qu'il me reprenne. J'ai trop peur d'entendre à nouveau cette voix trop douce, trop vraie.
Ne pas songer à ce qui m'attend, à cette journée pénible. Me lever, faire du café.
Je me dresse sur les coudes. Je me sens lourd. La névralgie paralyse mon cerveau. Autour de moi, je devine la chambre, vaste et confortable. Dans la pénombre se profilent les deux vases japonais posés sur la table basse, devant le lit ; le haut totem comanche, à droite, près de l'entrée ; de l'autre côté, le grand cheval mexicain en papier mâché. A gauche, un placard obscur, béant, comme une lucarne sur le vide.
Une robe noire jetée au pied du lit, celle qu'elle portait hier, dans la soirée : elle est donc rentrée. Elle a dormi ici. Je ne l'ai pas entendue, mais j'en suis sûr : le lit est ouvert de son côté.
Là-bas, près de la fenêtre, sur la grande table de marbre des papiers et des foulards, son sac et ses chaussures. Sarah n'a jamais pu décider si ce meuble était coiffeuse ou bureau. Sur le fauteuil, devant la table, un jean : le sien.
A quelle heure est-elle rentrée hier soir? Je ne me souviens de rien. J'ai dû m'endormir avant son retour. Et ce matin ? Pourquoi est-elle sortie si tôt ? Comment s'est-elle habillée ?
Je me laisse retomber pesamment sur le dos, yeux au plafond. Sueur glacée. Long silence dans le désert de mon esprit. Impossible de réfléchir. Odeur de rance.
Où est-elle encore allée ? Reviendra-t-elle avant mon départ ?
Sommeil sans abandon, grisaille d'entre-deux-mondes. En sortir vite, aller vers la lumière ! Qui me retient ? Ah oui, les somnifères...
Partir !... Sommeil...
La musique éclate, orchestre clinquant, sommaire. José les a fait venir pour nous jusque dans le restaurant de l'hôtel. Je danse avec Elle, qui ne veut plus s'arrêter. Mon essoufflement La fait rire. Jamais, je crois, je n'ai été aussi heureux. La musique s'interrompt mais Elle continue de danser...
Noir. Solitude. Silence... Réveil.
Pourquoi passe-t-on ainsi des pires cauchemars aux rêves les plus parfaits ? Présence du remords : j'aurais dû être avec lui ce jour-là ; je devrais être avec Elle aujourd'hui.
Dormir encore. La journée sera difficile. D'abord pénible, puis interminable : quitter Sarah, lui dire que je ne reviendrai plus jamais ici ; partir, rentrer en Europe, La revoir, Elle. Il faut faire vite. Je n'ai que trop tardé. Se libérer, en finir brutalement, avec violence, s'il le faut, pour m'interdire tout retour.
Je ne pourrai pas. Je sais que je ne saurai pas. Il y faudrait un courage que je n'ai jamais eu, dont je ne serai jamais capable...
Ne rien dire à Sarah. Je l'ai trop aimée pour qu'elle me devienne soudain indifférente. Tout simplement attendre. Laisser le temps défaire son amour. N'y mettre ni colère ni désespoir. Me contenter de ne plus l'appeler. Elle ne le fera pas non plus : elle déteste le téléphone. Elle a d'ailleurs dû comprendre. Peut-être même a-t-elle déjà décidé de me laisser la quitter. Hier, à la façon dont elle m'a interrogé sur la mort de mon père, j'ai deviné...