Attentif aux émois de son corps, Montaigne ne se replie pourtant pas dans l'introspection; il sait prêter l'oreille aux autres, aux jugements, aux préjugés et aux coutumes. Si bien que l'essai constitue une sorte d'équivalent écrit du dialogue.
Un dialogue avec l'autre
Montaigne dialogue bien sûr avec le lecteur, comme le montrent les nombreuses apostrophes où il lui fait appel dès l'«Avis au lecteur » : « C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. » Il dialogue aussi avec les Anciens, dont il fait intervenir la pensée sous la forme des nombreuses citations qui émaillent le texte des Essais. Montaigne commente ces citations (III, 5), il complète ceux qu'il cite : « Et serait meilleur de dire à Solon [...]» (I, 3), ou il les contredit : «À mon avis, c'est le vivre heureusement, non, comme disait Antisthène, le mourir heureusement, qui fait l'humaine félicité» (III, 2). Les auteurs qu'il mentionne n'interviennent pas dans les Essais pour garantir une vérité, mais pour permettre à Montaigne d'exprimer sa pensée.
On peut penser que la mort de La Boétie, « l'ami » de Montaigne, a rendu nécessaire ce livre qui prend la place du dialogue devenu impossible avec l'absent :
C'est une humeur mélancolique, [...] très ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle, il y a quelques années, je m'étais jeté, qui m'a mis premièrement en tête de me mêler d'écrire. (II, 8)
Le chapitre « De la vanité » (III, 9) se présente pour une part comme une réponse à un interlocuteur stoïcien reprochant à l'auteur son besoin de voyager, puisque, où que l'on aille, on s'emporte avec soi
1. À cette objection, Montaigne répond que la vue d'autres hommes et d'autres mœurs a l'avantage de nous distraire de nous-mêmes.
Un dialogue avec soi
Enfin s'il converse avec la pensée des autres, Montaigne dialogue aussi (et peut-être surtout) avec lui-même. Il se relit au fur et à mesure des rééditions et reprend sans cesse ce qu'il a écrit : «J'ajoute, mais je ne corrige pas
2» (III, 9). Cette lecture correctrice montre que la recherche menée n'est jamais achevée.
En témoigne par exemple la fin du chapitre «De la conscience» (II, 5) où les relectures et les additions signifient une évolution de la pensée. En 1580, Montaigne concédait que la torture était un mal inévitable de l'instruction judiciaire : « Mais tant y a que c'est le moins mal que l'humaine faiblesse ait pu inventer... ». Plus tard (sur l'« Exemplaire de Bordeaux »), il ajoute l'incise «... c'est, dit-on » et il prend des distances par rapport à cette concession qui apparaît désormais comme une objection à laquelle Montaigne répond ensuite : «bien inhumainement [...] à mon avis.» En se corrigeant, Montaigne récuse l'idée que la torture serait l'invention la moins mauvaise qui soit pour découvrir la vérité.