PREMIÈRE PARTIE
Problématiques essentielles
1
Les Essais: la naissance d'un genre
L'ESSAI SELON MONTAIGNE
Une expérimentation
Au XVIe siècle, l'essai signifie d'abord l'expérience ou l'expérimentation. Les «essais» de Montaigne sont ses expériences de tous ordres, consignées dans un livre qui se veut sincère : «Toute cette fricassée que je barbouille ici n'est qu'un registre des essais de ma vie» (III, 13). Sans jamais prétendre imposer une leçon, Montaigne exerce son jugement sur tout ce qui se présente à sa réflexion.
En désignant ainsi, et le premier, son livre, Montaigne invente une forme correspondant à l'originalité de son projet :
Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère; moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. (III, 2)

Pour se découvrir soi-même, Montaigne a besoin de la liberté d'une expression dénuée de rhétorique : «Je peins principalement mes cogitations, sujet informe, qui ne peut tomber en production ouvragère » (II, 6).
Un dialogue
Attentif aux émois de son corps, Montaigne ne se replie pourtant pas dans l'introspection; il sait prêter l'oreille aux autres, aux jugements, aux préjugés et aux coutumes. Si bien que l'essai constitue une sorte d'équivalent écrit du dialogue.
Un dialogue avec l'autre
Montaigne dialogue bien sûr avec le lecteur, comme le montrent les nombreuses apostrophes où il lui fait appel dès l'«Avis au lecteur » : « C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. » Il dialogue aussi avec les Anciens, dont il fait intervenir la pensée sous la forme des nombreuses citations qui émaillent le texte des Essais. Montaigne commente ces citations (III, 5), il complète ceux qu'il cite : « Et serait meilleur de dire à Solon [...]» (I, 3), ou il les contredit : «À mon avis, c'est le vivre heureusement, non, comme disait Antisthène, le mourir heureusement, qui fait l'humaine félicité» (III, 2). Les auteurs qu'il mentionne n'interviennent pas dans les Essais pour garantir une vérité, mais pour permettre à Montaigne d'exprimer sa pensée.
On peut penser que la mort de La Boétie, « l'ami » de Montaigne, a rendu nécessaire ce livre qui prend la place du dialogue devenu impossible avec l'absent :
C'est une humeur mélancolique, [...] très ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle, il y a quelques années, je m'étais jeté, qui m'a mis premièrement en tête de me mêler d'écrire. (II, 8)

Un dialogue avec soi
Enfin s'il converse avec la pensée des autres, Montaigne dialogue aussi (et peut-être surtout) avec lui-même. Il se relit au fur et à mesure des rééditions et reprend sans cesse ce qu'il a écrit : «J'ajoute, mais je ne corrige pas2» (III, 9). Cette lecture correctrice montre que la recherche menée n'est jamais achevée.
En témoigne par exemple la fin du chapitre «De la conscience» (II, 5) où les relectures et les additions signifient une évolution de la pensée. En 1580, Montaigne concédait que la torture était un mal inévitable de l'instruction judiciaire : « Mais tant y a que c'est le moins mal que l'humaine faiblesse ait pu inventer... ». Plus tard (sur l'« Exemplaire de Bordeaux »), il ajoute l'incise «... c'est, dit-on » et il prend des distances par rapport à cette concession qui apparaît désormais comme une objection à laquelle Montaigne répond ensuite : «bien inhumainement [...] à mon avis.» En se corrigeant, Montaigne récuse l'idée que la torture serait l'invention la moins mauvaise qui soit pour découvrir la vérité.
La fonction critique des Essais
À l'origine, les Essais sont faits de notes de lecture : Montaigne lit César ou Plutarque*, et il note ce qui retient son attention. Ce qui l'intéresse, c'est de se situer par rapport aux Anciens, de se connaître et de s'exprimer. Mais dès les premiers chapitres, il pervertit la tradition des lectures commentées qui développent par des exemples la pensée des Anciens. Il insiste en effet sur le caractère contestable de ce qu'il cite en montrant qu'à tout énoncé, on peut opposer son contraire.