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© Éditions Larousse 2009
ISBN : 978-2-03-586679-0

 

 

AVANT D’ABORDER L’ŒUVRE

 

 

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Fiche d’identité de l’auteur

Molière

Nom : Jean-Baptiste Poquelin. Son pseudonyme est « Molière ».

Naissance : à Paris, janvier 1622.

Famille : père tapissier du roi. Sa mère meurt quand il a dix ans. Vit et travaille avec Madeleine Béjart, actrice. À 40 ans, épouse Armande Béjart, fille (ou sœur ?) de Madeleine. Deux fils, morts très jeunes, une fille.

Études : solides études au collège de Clermont, aujourd’hui lycée Louis-le-Grand. Études de droit à Orléans.

Les débuts : en 1643, il renonce à la charge de tapissier héritée de son père pour le théâtre. Acteur, auteur, puis directeur dans la troupe des Béjart, « l’Illustre-Théâtre ». Dettes, emprisonnement. Treize ans de tournée en province et de représentations de farces. Protection du duc d’Épernon, puis du prince de Conti. Retour à Paris en 1658.

Premiers succès : Les Précieuses ridicules (1659). Première comédie-ballet, Les Fâcheux, représentée à Vaux-le-Vicomte devant Fouquet. L’École des femmes est un succès, mais la pièce est attaquée par des comédiens jaloux et par certains dévots.

Les grandes comédies : Le Tartuffe (1664), Dom Juan (1665), vite interdites de représentation. Problèmes de santé. Le Misanthrope (1666) a moins de succès que la farce Le Médecin malgré lui (1666). Mais Molière est protégé par le roi et sa troupe est officiellement nommée « Troupe du Roi », dès 1665 ; on lui attribue une salle fixe, le Palais-Royal ; Louis XIV est le parrain de son premier fils.

Des comédies moins dangereuses : des pièces inspirées de la comédie latine, Amphitryon, L’Avare (1668) ; des comédies-ballets, en collaboration avec le musicien Lully, George Dandin (1668), Le Bourgeois gentilhomme (1670) ; une comédie inspirée de la farce, Les Fourberies de Scapin (1671).

Mort : le 17 février 1673, peu après une représentation de sa dernière pièce, Le Malade imaginaire. Enterrement de nuit et quasi clandestin.

 

 

Pour ou contre

Molière ?

Pour

Antoine ADAM :

« Le public voyait en Molière “le peintre ingénieux de tant de beaux tableaux du siècle.” »

Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, 1952

Jean d’ORMESSON :

« Autour de 1660, il est à l’origine d’une véritable révolution théâtrale. Cette révolution consiste à hisser la comédie, qui était un genre mineur et assez méprisé, à la dignité de la tragédie, à remplacer l’imagination par la peinture de la vérité et à faire de la vérité le ressort du théâtre. »

Une autre histoire de la littérature française, Nil éditions, 1997

Contre

FÉNELON :

« Un autre défaut de Molière, que beaucoup de gens lui pardonnent et que je n’ai garde de lui pardonner, est qu’il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. »

Lettre à l’Académie, 1714

ROUSSEAU :

« Ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent, ses vicieux sont des gens qui agissent et que les plus brillants succès favorisent le plus souvent. »

Lettre à d’Alembert sur les spectacles, 1758

 

 

Repères chronologiques

 

 

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Fiche d’identité de l’œuvre

Amphitryon

Auteur : Molière, en 1668, alors que plusieurs de ses pièces ont été attaquées, notamment Le Tartuffe.

Genre : théâtre. Comédie à sujet mythologique, inspirée d’une comédie latine.

Forme : vers libres.

Structure : trois actes, précédés d’un prologue. Le texte est accompagné d’une lettre dédiant la pièce au Grand Condé ; ce dernier avait soutenu Molière après l’interdiction de représentation faite au Tartuffe.

Principaux personnages : Amphitryon, général thébain. Alcmène, son épouse. Sosie, valet d’Amphitryon. Cléanthis, son épouse. Jupiter, le roi des dieux, métamorphosé en Amphitryon. Mercure, son messager, métamorphosé en Sosie.

Personnages secondaires : la Nuit. Quatre capitaines thébains, amis d’Amphitryon.

Sujet : Jupiter, amoureux d’Alcmène, prend les traits de son mari pour passer une nuit avec elle. Mercure a pour mission de faire durer la nuit et d’écarter du domicile tout visiteur : c’est ce qu’il fait lorsque Sosie arrive pour annoncer à Alcmène le retour d’Amphitryon. Sosie, éberlué, se voit chassé par un autre lui-même. Lorsque Amphitryon revient de la guerre, il apprend qu’il a, lui aussi, un double, arrivé la veille ! Pour le héros, pas de doute, sa femme l’a trompé avec un autre homme : mais comment Alcmène peut-elle nier sa faute avec autant d’assurance ? La rupture dans le couple paraît inévitable… Malentendus, quiproquos, disputes et réconciliations se succèdent et, à plusieurs reprises, les personnages se trouvent confrontés à leur double. Les dieux, qui ont semé toute cette confusion, s’en amusent et l’entretiennent… Sauront-ils, le moment venu, débrouiller la situation et guérir les blessures qu’ils ont infligées ?

 

 

Pour ou contre

Amphitryon ?

Pour

BAYLE :

« Il y a des finesses et des tours dans l’Amphitryon de Molière qui surpassent de beaucoup les railleries de l’Amphitryon latin. »

Dictionnaire historique et critique, article « Amphitryon », 1697

LA HARPE :

« On a remarqué, il y a longtemps, que les méprises sont une des sources de comique les plus fécondes ; et comme il n’y a point de méprise plus forte que celle que peut faire naître un personnage qui paraît double, aucune comédie ne doit faire plus rire que celle-ci. »

Molière et sa comédie, 1799

Francis PERRIN :

« Féerie, beauté et drôlerie font d’Amphitryon un chef-d’œuvre tout à fait original dans l’œuvre de Molière. »

Molière chef de troupe, Plon, 2007

Contre

M. DE LOSME DE MONCHESNAY :

« Il [Boileau] prétendait que le prologue de Plaute vaut mieux que celui du comique français. Il ne pouvait souffrir les tendresses de Jupiter envers Alcmène, et surtout cette scène où le dieu ne cesse de jouer sur le terme d’époux et d’amant. »

Bolaeana ou entretien de M. de Losme de Monchesnay avec l’auteur, 1742

 

 

Pour mieux lire l’œuvre

image Au temps de Molière

En 1668, Molière, dont les grandes comédies ont été attaquées, voire interdites, se tourne vers des pièces plus légères et des sujets moins dangereux : George Dandin est une comédie-ballet tirée de la farce, Amphitryon et L’Avare sont inspirés de la comédie latine.

La première représentation d’Amphitryon a lieu au théâtre du Palais-Royal, le 13 janvier 1668. Trois jours plus tard, la pièce est jouée aux Tuileries devant Louis XIV et sa cour. À partir de février, des farces comme Le Médecin malgré lui sont ajoutées lors des représentations : c’est sans doute parce que la pièce connaît un succès mitigé. Néanmoins, le nombre de représentations, le montant des recettes et les échos dans la presse du moment montrent que le public a apprécié ce « spectacle si charmant ». Amphitryon avait, en effet, plusieurs atouts pour plaire au public de l’époque.

Un sujet emprunté à l’Antiquité

Le recours aux thèmes tirés de l’histoire ancienne ou de la mythologie, s’il est rare chez Molière, est fréquent au XVIIe siècle : on le trouve dans les pièces de Corneille, de Racine ou dans les Fables de La Fontaine. Les spectateurs pouvaient ainsi suivre une histoire qu’ils connaissaient bien, et, pour les plus cultivés, apprécier les ressemblances et les variations par rapport aux modèles littéraires anciens. Molière s’est inspiré de la comédie Amphitryon de Plaute, auteur latin du IIIe siècle avant J.-C. Cette pièce avait déjà été imitée par Jean Rotrou dans sa comédie Les Sosies, représentée en 1636 et reprise en 1650 sous le titre La Naissance d’Hercule.

Les statues et tableaux de l’époque trouvent dans l’Antiquité leur principale source d’inspiration. Louis XIV lui-même se faisait volontiers représenter par les artistes sous les traits d’une divinité antique, de préférence Jupiter, le roi des dieux ; dans plusieurs ballets de cour, le roi est même monté sur scène pour incarner Jupiter, Apollon, ou le Soleil. Pour le souverain, la mythologie était à la fois un moyen de se divertir et d’asseoir son autorité.

Son sujet mythologique a sans doute, dans une certaine mesure, protégé Amphitryon : cette comédie montrant un adultère déguisé n’est-elle pas immorale ? Jupiter, dans ses discours mensongers et séducteurs face à Alcmène, ne rappelle-t-il pas le personnage de Dom Juan ? Et le terme d’« imposteur » appliqué au dieu n’évoque-t-il pas le personnage de Tartuffe ? Mais cela n’a pas empêché le succès de la pièce, qui n’a suscité aucune attaque. C’est que nous sommes ici chez les dieux païens, dont tout le monde connaît les aventures et les métamorphoses extraordinaires ; un sujet tiré de la mythologie et repris d’une œuvre ancienne, cela excuse bien des choses !

Une pièce à machines

Le goût du public se porte aussi sur les « pièces à machines » : des systèmes de treuils et de poulies actionnent divers engins, emportant les personnages dans les airs, comme par magie. Ces procédés sont particulièrement bien adaptés à une pièce mythologique : pour les dieux, c’est une façon « naturelle » d’entrer en scène ! Ici, les machines sont utilisées dans le prologue et dans le dénouement, scènes où les dieux apparaissent comme tels, et non déguisés en humains ; ce sont en outre deux moments-clés bien propres à frapper les esprits. Au lever du rideau, la Nuit apparaît sur son char et Mercure sur un nuage ; dans la dernière scène, Jupiter vient expliquer la vérité « dans une nue » : c’est, au sens propre, le dénouement par un « deus ex machina ». Le journaliste Robinet, dans une lettre en vers parue immédiatement après les premières représentations, admire ces « machines volantes / Plus que des astres éclatantes ».

Galanterie et préciosité

La galanterie et la préciosité, très en vogue au XVIIe siècle, se caractérisent par la subtilité, à la fois des sentiments et du langage. Amphitryon en montre plusieurs exemples, dans les métaphores et les hyperboles qu’utilisent les personnages nobles : Amphitryon parle de la flamme et de l’ardeur de son amour (ses « feux ») et il se dit « assassiné » en apprenant son malheur ; Alcmène compare son époux à « un monstre effroyable » après leur dispute. Mais c’est surtout Jupiter qui représente les thèmes et le langage galants, à travers son aventure amoureuse : il pose la question des rapports entre l’amour et le devoir ; devant une Alcmène stupéfaite, il essaie de montrer la supériorité de l’amant sur le mari, tentative d’autant plus difficile qu’il ne peut pas avouer qu’il est un amant et non pas Amphitryon ! Plus tard, il déploie tous ses talents de rhétorique pour arracher le pardon d’Alcmène. Molière expose là des jeux d’idées et de langage très appréciés à la cour et dans les salons aristocratiques de l’époque.

Des allusions contemporaines ?

Certains ont vu dans cette pièce une allusion aux amours du roi Louis XIV, et notamment à son aventure avec Mme de Montespan qui date de 1667 et qui aurait, dit-on, beaucoup affecté M. de Montespan. Mais cette interprétation est tardive, et on n’en trouve aucune trace à l’époque de Molière. En revanche, impossible de ne pas voir dans les représentations de Jupiter une image de Louis XIV et de son pouvoir absolu. Le silence d’Amphitryon est-il alors celui d’un courtisan soumis, ou une critique discrète de la part de l’auteur ? En tout cas, la pièce n’a choqué ni la cour ni le roi : en novembre 1668, Louis XIV donne une nouvelle preuve de son soutien à Molière en levant l’interdiction faite au Tartuffe. Amphitryon n’est-il pas avant tout un divertissement ? À moins que ce ne soit une ruse suprême de Molière, qui a représenté sans être inquiété des sujets potentiellement dangereux…

image L’essentiel

Le public a réservé un bon accueil à Amphitryon ; c’était un divertissement susceptible de lui plaire. Le sujet, tiré de la mythologie, est imité d’un auteur ancien ; des machines y élèvent les dieux dans les airs et on y trouve des idées et un langage galants. En toute impunité, donc, Molière a su mettre en scène un sujet plutôt immoral et la représentation du pouvoir royal.

image L’œuvre aujourd’hui

L’Antiquité, un obstacle ?

Amphitryon ne fait pas partie des œuvres les plus connues de Molière. Le sujet mythologique paraît sans doute plus éloigné de nous que les personnages de bourgeois et les types universels comme l’avare Harpagon.

Pourtant, on peut exploiter l’aspect « exotique » de cette pièce pour accentuer son côté merveilleux, et retrouver ainsi sa fonction première, celle d’être un divertissement à grand spectacle : la mise en scène de Marcel Maréchal, en 1997, représentait la pièce avec une troupe rajeunie, dont plusieurs lycéens : loin de gommer le contexte mythologique, le décor figurait l’entrée d’un immense temple antique. Les costumes des personnages, bariolés et féeriques, accentuaient le dépaysement. Anatoli Vassiliev a également signé une mise en scène très originale en 2002, à la Comédie-Française, l’héritière de la troupe de l’Illustre-Théâtre : la musique et les costumes – semblables à des kimonos – plongeaient la pièce dans une ambiance orientale.

Mais si elle invite à la fantaisie, la pièce aborde également des thèmes qui rejoignent nos préoccupations contemporaines.

Le double, un thème actuel

Parmi toutes les métamorphoses dont la mythologie gréco-latine est coutumière, celle en « sosie » trouve des échos très actuels. Les doutes, puis la reddition de Sosie face à son double peuvent être lus comme une réelle perte d’identité, plus angoissante que comique : peut-on m’obliger à renoncer à moi-même ? Que suis-je alors, « car encor faut-il bien que je sois quelque chose » ?

Plusieurs répliques de la pièce évoquent le rêve ou la folie, ce qui nous plonge au cœur de la psychologie. Le dédoublement de la personnalité ou encore la schizophrénie, caractérisée par des hallucinations, sont des troubles bien connus des psychiatres. Certaines études ont interprété la pièce de Molière comme une représentation de ces troubles, au même titre que certaines nouvelles de Maupassant ou le roman de Stevenson, Docteur Jekyll et Mister Hyde. La comédie voisine ici avec la littérature fantastique.

Sans aller jusqu’à la folie, les quiproquos qui caractérisent la pièce peuvent être vus comme une représentation de l’absurde cher aux auteurs de théâtre du XXe siècle.

Le double est un thème idéal pour l’utilisation de trucages et d’effets spéciaux, et Amphitryon fournirait un bon scénario de film ; le cinéma, qui a souvent traité le thème du double, peut facilement représenter un acteur face à lui-même : on tourne deux plans différents qui sont ensuite assemblés, ou l’on a recours aux images de synthèse qui permettent de démultiplier un individu à l’infini.

Ces procédés, utilisés surtout par la science-fiction, rejoignent la science contemporaine, à travers le thème du clone, qui soulève lui aussi des questions angoissantes : suis-je un être unique ou puis-je être remplacé, comme le pauvre Sosie ? Qu’est-ce qui fait que je suis moi ?

Une mise en scène du pouvoir

La pièce peut également être vue comme une représentation de la tyrannie, à qui tout doit se plier : Jupiter trompe à la fois Alcmène et Amphitryon, et Mercure s’amuse à torturer les humains pour passer le temps. Autant d’éléments humoristiques qui paraissent bien cruels.

Bien sûr, Molière ne dénonce pas clairement cette toute-puissance : des rapprochements avec le pouvoir absolu de Louis XIV auraient pu être dangereux pour l’auteur ; mais la pièce laisse suffisamment planer le doute pour qu’on puisse y voir une critique déguisée. Que reste-t-il, en effet, aux victimes de cet abus de pouvoir ? Alcmène est absente de la dernière scène : on ne sait donc pas ce que cette femme – fidèle par excellence – devient après son aventure. Aucune didascalie ne nous indique l’attitude d’Amphitryon qui reste muet au moment du dénouement. Un metteur en scène peut facilement montrer la douleur persistante de ce personnage qui, plusieurs fois dans la pièce, a dit que rien ne pourrait le consoler. De même, les dernières paroles de Sosie peuvent être prononcées comme une pirouette finale (« passons… ») ou comme une conclusion plus pessimiste. Chez les prédécesseurs de Molière, en revanche, tout était réparé et chacun était consolé, considérant comme un honneur d’avoir été trompé par le roi des dieux.

Entre la critique pessimiste et la fantaisie mythologique, chacun de nos contemporains peut trouver « son » Amphitryon. Le talent de Molière est précisément d’avoir écrit une pièce qui puisse rencontrer différentes époques et sensibilités, en offrant des interprétations différentes.

Molière, relais essentiel d’un mythe littéraire

Si Molière n’a pas signé avec Amphitryon l’une de ses « grandes comédies », il a été, par le succès de sa pièce, un relais essentiel pour transmettre cette histoire de l’Antiquité à nos jours. Ainsi, c’est la pièce de Molière qui a popularisé le nom commun sosie pour désigner une personne parfaitement semblable à une autre ; un amphitryon désigne un hôtel « où l’on dîne » (selon la formule de Sosie) : il n’est pas rare de trouver ce nom sur la façade d’un restaurant ou d’un hôtel ! Voir son nom passer dans le langage courant est un privilège rare que les personnages d’Amphitryon partagent avec Dom Juan, Tartuffe ou Harpagon.

En 1807, Heinrich von Kleist intitule sa pièce Amphitryon, une comédie d’après Molière. Cette œuvre inspire à son tour l’Amphitryon de Jean Giraudoux, en 1929… : et l’histoire mythologique devient un mythe littéraire.

image L’essentiel

Amphitryon ne fait pas partie des grandes comédies de Molière. Pourtant, on peut y trouver un dépaysement divertissant. D’autre part, elle aborde des thèmes actuels, voire futuristes, comme celui du clone, sorte de prolongement moderne du double. On peut y lire une dénonciation des abus de pouvoir. L’empreinte de Molière est essentielle dans l’histoire d’Amphitryon comme mythe littéraire.

 

 

AMPHITRYON

 

 

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À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MONSEIGNEUR LE PRINCE1

MONSEIGNEUR,

N’en déplaise à nos beaux esprits, je ne vois rien de plus ennuyeux que les épîtres dédicatoires2 ; et Votre Altesse Sérénissime trouvera bon, s’il lui plaît, que je ne suive point ici le style de ces messieurs-là, et refuse de me servir de deux ou trois misérables pensées qui ont été tournées et retournées tant de fois qu’elles sont usées de tous les côtés. Le nom du Grand Condé est un nom trop glorieux pour le traiter comme on fait de tous les autres noms. Il ne faut l’appliquer, ce nom illustre, qu’à des emplois qui soient dignes de lui et, pour dire de belles choses, je voudrais parler de le mettre à la tête d’une armée plutôt qu’à la tête d’un livre ; et je conçois bien mieux ce qu’il est capable de faire en l’opposant aux forces des ennemis de cet État3 qu’en l’opposant à la critique des ennemis d’une comédie4.

 

Ce n’est pas, Monseigneur, que la glorieuse approbation de Votre Altesse Sérénissime ne fût une puissante protection pour toutes ces sortes d’ouvrages, et qu’on ne soit persuadé des lumières de votre esprit autant que de l’intrépidité de votre cœur et de la grandeur de votre âme. On sait, par toute la terre, que l’éclat de votre mérite n’est point renfermé dans les bornes de cette valeur indomptable qui se fait des adorateurs chez ceux même qu’elle surmonte5 ; qu’il s’étend, ce mérite, jusques aux connaissances les plus fines et les plus relevées, et que les décisions de votre jugement sur tous les ouvrages d’esprit ne manquent point d’être suivies par le sentiment des plus délicats6. Mais on sait aussi, Monseigneur, que toutes ces glorieuses approbations dont nous nous vantons au public ne nous coûtent rien à faire imprimer ; et que ce sont des choses dont nous disposons comme nous voulons. On sait, dis-je, qu’une épître dédicatoire dit tout ce qu’il lui plaît, et qu’un auteur est en pouvoir d’aller saisir les personnes les plus augustes7, et de parer de leurs grands noms les premiers feuillets de son livre ; qu’il a la liberté de s’y donner, autant qu’il veut, l’honneur de leur estime, et de se faire des protecteurs qui n’ont jamais songé à l’être.

Je n’abuserai, Monseigneur, ni de votre nom ni de vos bontés, pour combattre les censeurs de l’Amphitryon8 et m’attribuer une gloire que je n’ai peut-être pas méritée, et je ne prends la liberté de vous offrir ma comédie que pour avoir lieu de vous dire que je regarde incessamment, avec une profonde vénération les grandes qualités que vous joignez au sang auguste dont vous tenez le jour, et que je suis, Monseigneur, avec tout le respect possible, et tout le zèle imaginable,

De Votre Altesse Sérénissime,
Le très humble, très obéissant et très obligé serviteur,

J.-B. P. Molière.

 

1. Monseigneur le Prince : Louis II de Bourbon, dit le Grand Condé.

2. Épîtres dédicatoires : dédicaces ayant la forme d’une lettre.

3. Ennemis de cet État : allusion à la récente victoire du Grand Condé contre les Espagnols, en Franche-Comté.

4. Ennemis d’une comédie : ceux qui ont attaqué Le Tartuffe, comédie que le Grand Condé avait défendue.

5. Chez ceux même qu’elle surmonte : même chez les ennemis qu’elle a vaincus.

6. Le sentiment des plus délicats : l’opinion des gens les plus difficiles.

7. Augustes : nobles.

8. Les censeurs de l’Amphitryon : ceux qui critiquent Amphitryon.

 

 

PERSONNAGES

 

MERCURE
LA NUIT
JUPITER sous la forme d’Amphitryon.
AMPHITRYON général des Thébains.
ALCMÈNE femme d’Amphitryon.
CLÉANTHIS suivante d’Alcmène et femme de Sosie.
SOSIE valet d’Amphitryon.
ARGATIPHONTIDAS
NAUCRATÈS
POLIDAS
POSICLÈS capitaines thébains.

 

 

 

La scène est à Thèbes, devant la maison d’Amphitryon.

 

 

PROLOGUE

MERCURE, sur un nuage ; LA NUIT, dans un char traîné par deux chevaux.

 

 

MERCURE

Tout beau !1 charmante Nuit ; daignez vous arrêter.

Il est certain secours2, que de vous on désire ;