I
Depuis la veille, ce n'étaient que communiqués de guerre. Les autoroutes des vacances étaient saturées, des déviations mises en place. Radios, journaux, télévisions signalaient des accidents, des incidents, des actes assez voisins de ceux qu'inspire la folie. Comment demeurer sain d'esprit quand on croupit des heures dans une voiture transformée en gastéropode alors qu'elle a été conçue pour l'ensorcellement d'un siècle voué à la vitesse ? Des gosses hurlaient ; des femmes en oubliaient la grâce ; des hommes lançaient gros mots et blasphèmes, grinçaient des dents, mâchaient et remâchaient leurs moustaches s'ils en portaient. Lèvres rentrées, œil assassin, des pères distribuaient des gifles. Elles n'apaisaient personne. Les cris redoublaient. Où l'on augurait paroles de détente et d'amour familial, grondaient paroles de rage. A l'âge où l'enfant se cherche des modèles, il ne faisait pas là profitable moisson. On avait même vu des croyants douter de la bonté de Dieu, des voyages de noces précipiter des divorces, de petits hommes, frêles, tout en front, bréchet provocant, vouloir faire le coup de poing comme de vulgaires fiers-à-bras. L'été tant attendu, l'idée de vacances qui stimulent la richesse d'imagination si naturelle à l'espèce humaine viraient au cauchemar. Certains étaient partis pour admirer la mer, les bateaux, les étangs, les montagnes, les forêts bruissantes du chant des oiseaux, les étendues de blé et de luzerne ; d'autres pour se repaître des villes, de leurs monuments et, qui sait ? des mystères et des perversions de leurs nuits. Otages de la route, ces impatients ne voyaient le monde qu'entre un coffre arrière et un capot, qui, par intermittence, se déplaçaient de quelques centimètres. On bafoue les illusions avec moins que ça.



Bastien Bongiovanni écoutait le bulletin d'informations et commentait in petto ce qu'il entendait ; vieille habitude déjà. A l'amorce d'une « pub », il coupa la radio. Il était plus de 7 heures. Il caressa Pitchounette installée sur ses genoux, la posa avec délicatesse sur une chaise placée tout exprès à son côté. Il débarrassa et nettoya la table sur laquelle tous deux venaient de prendre leur petit déjeuner (Pitchounette, la chatte, boule noire aux yeux verts, avant lui), ralluma le gaz, prépara un plateau.
Dix minutes plus tard, le thé infusé, le pain grillé, il entrait dans la chambre où Florence faisait mine de sommeiller.
— Madame est servie.
Un rite. Il se tenait debout devant sa femme, déférent, attendait qu'elle redressât ses oreillers. Puis il calait le plateau devant elle. Elle beurrait le pain, le remerciait pour la gelée de fruits qui remplaçait depuis peu la confiture qu'un régime alimentaire lui interdisait.
Florence aimait le regard qu'il posait sur elle. Des élans de tendresse en éclairaient la profondeur. Elle y lisait la certitude qu'il serait toujours là pour la protéger à condition, bien sûr, que la maladie ne le privât de force. Nul n'est à l'abri, n'est-ce pas ? La rumeur des oiseaux de mauvais augure a le mérite de mettre en garde contre un optimisme irréfléchi. Cette rumeur ne délaissait jamais Florence. Etait-ce sa faute à lui ? Elle surprenait souvent sur son visage cette tristesse que le rire s'emploie à combattre. Et Bastien adorait rire ! De choses subtiles comme de plaisanteries plus épaisses. « Ça me lave ! » ironisait-il. Un jour qu'elle lui reprochait d'abandonner son masque de gaieté pour une désespérance de chemin de croix quand il ne se croyait pas observé, il confessa : « Pardonne-moi, j'étais avec les morts. » Il eut beau prendre un air espiègle, l'aveu la meurtrit. Elle savait pourtant que Bastien avait trop conscience du pire pour ne pas souffrir et s'insurger, comme on dégaine en cas de légitime défense, contre le flot invincible qui emporte toute vie. Il en est ainsi de certains êtres. Très jeunes, sans déguisement, sans trompe-l'œil, l'effroi du néant les escorte. L'ultime épouvante de la mort paralyse même en eux le nécessaire recours au rêve. Mais comment s'arrangeait Bastien avec lui-même pour toujours entreprendre et paraître si fort ? Comment réussissait-il à mettre en déroute l'à-quoi-bon ? Par la dynamique de quelle contradiction ? Il estimait que les raisons de vivre ne sont pas très convaincantes. Mais, avec zèle, flamberge au vent, il s'attelait à des tâches, s'obstinait, se multipliait, se dévouait, étudiait comme s'il avait des devoirs à rendre à un professeur rigoureux sans pour autant perdre de vue que l'essentiel échappera toujours à l'homme et qu'il faudra, de toute façon, plier bagage. Oui, comment être si double, si divers, comment concilier l'inconciliable ? Et que cherchait-il dans son ardeur et sa détermination ? Un tuteur où s'appuyer ? Une consolation ? Les interstices par où les dégoûts s'évaporent ? La source d'eau vive qui régénère ? Les malaises de l'âme lui accordaient alors du répit. Il faut bien se raconter quelques histoires.