Je voulais être Georges Pompidou, sinon rien. À treize ans, tout est possible. J'en ai plus de quarante et, désormais, je vais devoir partager l'air vicié des comateux. J'entre dans la nuit, une nuit de douleur. Deux hommes en blanc poussent le lit de métal à roulettes. Dans les couloirs déserts de l'hôpital, les néons défilent. Quelle heure est-il au juste ? Minuit, peut-être plus. Au-dessus de ma tête, la poche plastique de la perfusion danse, lampion d'une drôle de fête. À gauche toute. Le virage est pris sans ménagement par les brancardiers. Direction salle des soins intensifs. D'un premier coup d'œil, bien qu'allongé, je dénombre quatre lits. Le seul vide m'attend, draps blancs marqués d'une bande « CHU TOURS ».
La sale idée d'avoir quitté le monde des vivants me préoccupe. Pour les autres locataires de cette antichambre de la mort le feu rouge de l'agonie semble mis. Nous sommes donc quatre mais j'ai bien l'impression d'être seul. À l'empressement et à l'attention des infirmières, je réalise peu à peu que mon cas les inquiète. Je ne pense à rien. À rien. Je glisse dans un état inconnu. L'omniprésence d'une violente douleur, sous l'épiderme, embrase le côté droit de mon visage. La névralgie faciale térébrante me taraude. Jusqu'où ? Jusqu'à quand ? Personne ne me répond. Personne ne sait la souffrance, l'intolérable souffrance.
Nul ne m'a encore administré d'antidouleurs. Le diagnostic a été sans appel : dissection de la carotide. Le mot, aussi radical que « lame » ou « guillotine », effraie. Il évoque la plaie béante, voire la gorge ouverte, tranchée. Il n'est rien de tous ces barbarismes. Mon mal est invisible. Dans ma camisole de coton blanc, boutonnée dans le dos par une pression, je reste serein et conserve mon sang-froid. Ma sérénité, d'ailleurs, me surprend. Pour ajouter au tableau, comme si cela ne suffisait pas, mon cœur émet des extrasystoles. Je trouve le nom un peu extravagant, la réalité l'est moins. Il s'agit de contractions du cœur qui se prolongent par des pauses plus longues que la norme, paraît-il. Très vite, je les ai baptisées les Sex Pistols. Alors, les jeunes infirmières, qui ignorent sans doute l'existence de ce défunt groupe punk des années soixante-dix, m'offrent, malgré tout, leur plus beau sourire. Je les entends me répéter : « Monsieur, le rythme de votre cœur n'est pas régulier, il prend plusieurs trajets. » Je réponds, du tac au tac, « C'est ce que je ferais à sa place ». Mais cela les amuse moins que les Sex Pistols. Je me distrais aussi à compter les électrodes fichées sur ma poitrine, que l'on m'a préalablement rasée ainsi que mon bas-ventre. Cette délicate installation me permet de suivre, en direct, les mouvements et les humeurs de mon cœur. Je comprends, aussi, qu'il n'aille pas très fort : Nabila est partie rejoindre, pour un long week-end, son mari en Sicile. Peu d'efforts me sont nécessaires pour imaginer la grâce de son corps sur une plage blanche. Est-ce cela le « bonheur » ? Ce mot me vient à l'esprit instantanément. Je la revois, il y a deux jours seulement, lovée au creux de mon épaule. La douceur de son regard auréolé de sa chevelure blonde plane au-dessus de moi. Elle semble s'être accrochée au plafond, ange protecteur. Ce qui n'empêche en rien l'appareil de s'emballer et de dessiner des arêtes dignes de celles d'une irruption de l'Etna sur un sismographe. L'écran au-dessus du lit d'en face indique une quasi-linéarité. Morne programme pour un téléviseur. Lequel est le plus proche de la vie ? Sans trouble de mouvements, dès que les infirmières tournent les talons, je me penche légèrement en avant dans le but d'aller à la découverte de mes voisins. Je comprends vite que le dialogue sera limité.
Face à moi, allongée, l'apparente forme d'un corps, emmailloté de bandelettes. Une momie. Je devine une épaisseur d'yeux sous les bandages. Un réseau de sondes la maintient en vie : sang, oxygène, vitamines… Elle se tient, inerte, jambes écartées. Je suppose que c'est une femme. Dans ce tombeau sans sarcophage, j'ai l'impression que le jour ne se lève pas. Un état de pesanteur engourdit mes membres puis mon corps tout entier. La maladie, une nouveauté pour moi, me déconcerte. Est-ce cela la venue vers soi de la mort ? L'immense laboratoire qu'est le corps humain où s'accomplit un intense travail est en état de grève. Une usine en panne d'ouvriers. Toute cette fabrique de canaux petits et grands, lacis de veinules et d'artérioles où circule le sang, débaucherait-elle ? Ah ! la belle mécanique aux nervures fragiles. Tous ces nerfs, toutes ces fibres noués, déployés, entrecroisés, entortillés sont reliés. Aucun d'eux n'est autonome. Je me vois, arbre renversé avec ses branches et ses radicelles. Une tension forcenée, dans l'arcade droite, m'assomme. Ma paupière reste collée, la course de la douleur s'y engouffre. Le neurologue, une femme au visage apaisant, a conclu au syndrome Claude Bernard Horner, conséquence apparente et signal évident de la dissection carotidienne. Sclérose des nerfs sympathiques, menace de paralysie… La réalité s'efface. Et pourtant, quoi de plus réel que les chromes des lits, les tuyaux de plastique, l'appareillage électronique qui siffle, les clignotants électriques, la stridence des alarmes des seringues qui scandent le silence. Et les murs peints d'un blanc laiteux. Hein, quoi de plus terrible que ce blanc laiteux. Mon esprit m'abandonne. J'ai beau tenter de me réfugier vers d'autres pensées, les courbes de Nabila s'évanouissent. Son sourire apparaît puis disparaît comme infusé dans les vapeurs d'un sous-bois l'été. Jusqu'alors, je n'avais subi aucune maladie grave, aucune peur non plus. Un sentiment d'exil m'accapare. Repos, stagnation, je suis ailleurs. À ma gauche, un autre lit. De la bouche entrouverte de son occupant s'échappe un souffle rauque, une sorte de hoquet. Un « han-han » poussif et lancinant. Ses ronflements ressemblent de plus en plus à un râle. L'alarme d'une de ces machines de surveillance retentit à nouveau. Les pas d'une infirmière, dans le couloir, sans précipitation. Elle s'approche de mon voisin, le retourne sur le flanc. Le drap découvre un corps luisant, peau tendue, taches brunes ecchymotiques. La maigreur et la petitesse de ses jambes, celles d'un enfant, déparent son corps, tronc et visage d'homme mûr, à peine entrevu à travers l'entrelacs de goutte-à-goutte qui nous sépare. Mi-homme mi-enfant, quelque chose d'un batracien. Je le surnomme l'homme-grenouille. L'infirmière, dont je capte la lueur du regard dans la lumière bleutée, me demande :