L’icône était enveloppée dans une feuille de papier journal chiffonnée. Ohé avait promis de me la donner pour mes quinze ans. Elle avait ajouté « lorsque tu seras en âge de te marier ». Cette perspective m’effrayait, ça me paraissait un peu jeune. Mais je n’osais rien dire, elle était si faible, elle parlait si peu et je n’étais pas sûre qu’elle ait encore toute sa tête. Elle racontait que cela se passait comme ça dans sa famille de Roumanie. Le tableau se transmettait de mère en fille, le jour des quinze ans de cette dernière. À partir de cette date, on pouvait lui choisir un époux. Ohé avait décidé de rompre la chaîne, elle n’avait pas donné l’objet précieux à son unique fille. À quinze ans, celle-ci était déjà enceinte, fille mère, scandaleuse. Ohé avait probablement estimé qu’il était trop tard. Elle s’était dit que ce serait peut-être un mauvais signe pour les générations futures. Elle a donc gardé la peinture sur bois représentant Marie et l’Enfant Jésus, partiellement recouverte d’or. Elle trônait sur la table de nuit de Saint-Maur, la maison de retraite où je l’ai toujours connue. Lorsque Ohé est morte – j’avais quatorze ans –, l’icône a été ma part d’héritage. Je l’ai reçue des mains de mon père, son fils chéri, son petit dernier.

J’ai appris la mort d’Ohé sur le petit caillou breton où nous passions tous nos étés. L’île ne comportait que quelques maisons, il fallait deux heures de bateau pour y accéder. Sur place, pas de voitures, seul un tracteur ravitaillait la boulangerie, l’épicerie et les quatre cafés éparpillés dans le village. Deux fois par jour, il montait des palettes de nourriture en provenance du continent. La même benne servait à ramasser les ordures. Un curé, aussi nommé recteur, gérait tous les problèmes de l’île, le maire s’en remettait à lui. Une bonne sœur faisait office d’infirmière, une autre d’institutrice. L’île était bordée de magnifiques plages de sable ocre, la plus belle s’appelait Tahiti. Nous avions découvert cet endroit par un ami des parents. Ils cherchaient un « coin tranquille » où passer les vacances. Pendant des années, nous campions, en pleine nature, sur une dune pelée par le vent. Nous nous lavions dans la mer et faisions nos besoins dans un trou creusé par mon père en début de séjour. Nous mangions des boîtes de conserve le midi et le soir, une ou deux crêpes au restaurant du village. À l’époque, je n’avalais que du sucré et je buvais du Cacolac. J’étais maigre comme un clou et avais de longs cheveux bruns nattés dans le dos. Nos camarades de jeu étaient des enfants de l’île, des petits sauvageons qui nous apprenaient les quatre cents coups et nous emmenaient dans un vieux fort abandonné où l’on jouait à se procurer des frissons. Plus tard, ils nous feraient boire des kirs et un alcool qui avait un goût de café. Se soûler était une des principales occupations des habitants de l’île. Là-bas, on appelait les touristes des « estivants », avec un ton chargé de mépris, et nous voulions croire que nous n’en étions pas, nous qui venions sur l’île depuis si longtemps.
Mon frère et moi étions libres d’aller où nous voulions, la seule contrainte était de rentrer à la tente pour l’heure des repas. Le soir, à la tombée de la nuit, il fallait se cacher pendant quelques minutes pour éviter les hannetons, ces gros insectes volants qui électrisaient ma mère de peur et s’accrochaient dans les cheveux si l’on n’y prenait garde. Ensuite, nous ressortions pour admirer les voiliers amarrés au port. Avant de nous endormir nous lisions, à la lumière de lampes de poche accrochées aux piquets de la tente, des livres venus avec nous de Paris. Plus grands, nous attendions le bal qui avait lieu trois fois par semaine dans la salle des fêtes et qui se terminait souvent en bagarre générale.
Depuis quelques années, nous nous étions embourgeoisés. Mes parents avaient rangé la tente pour louer une maisonnette qui appartenait au boulanger. Elle était rustique, mais nous semblait d’un grand confort. Cet été-là, mon père était resté à Paris pour travailler, il nous rejoindrait plus tard, le 14 juillet. C’était le début des vacances. Le ciel était gris, mais le grand air tannait déjà nos peaux. En fin d’après-midi, le boulanger tapa à la porte. Il fallait venir, un coup de téléphone, notre père au bout du fil. Maman comprit immédiatement que quelque chose de grave s’était passé. Nous n’utilisions jamais le téléphone du magasin. De retour à la maison, elle nous dit : « Ça y est, Ohé est morte. »