INTRODUCTION
« Ah, chère Louise, vous me flattez trop en disant qu'on ne trouverait plus ma pareille au monde... — Ach, liebe Louise, Ihr flattirt mich zu sehr, zu sagen dass meines Gleichen nicht mehr in der Welt ist... »
Hol. IV, 214 (24 août 1719).
Traditionnellement, les historiens allemands ont présenté Liselotte von der Pfalz comme une innocente princesse d'outre-Rhin égarée à la cour de France à la suite de malheureux calculs politiques. Sa biographie était conçue comme une lutte pour la préservation de sa droiture germanique originelle au milieu d'une Cour plus décadente que brillante. Pour ses biographes français, Elisabeth-Charlotte d'Orléans était essentiellement la belle-sœur de Louis XIV et la mère du Régent. Son identité et son passé allemands importaient peu, si ce n'était pour expliquer ses allures rustiques et son caractère sauvage. Son manque de souplesse était considéré comme l'expression d'une inadaptation fondamentale d'autant plus regrettable qu'elle l'empêchait d'apprécier à sa juste valeur la Cour la plus brillante du monde où elle eut la chance de vivre pendant un demi-siècle.
Le temps est venu, à l'heure où le Vieux Continent cherche plus que jamais à définir son identité culturelle, de replacer Madame dans le contexte qui fut véritablement le sien : l'Europe. Issue de Jacques 1er Stuart, de Guillaume le Taciturne et d'un roi de Bohême qui fit éclater maladroitement la guerre de Trente Ans, elle passa sa jeunesse dans le Palatinat, les États des ducs de Brunswick et la Hollande. Restée protestante, elle serait devenue reine d'Angleterre; contrainte au catholicisme, elle fut la belle-sœur du roi de France. Épistolière boulimique, elle correspondait avec les cours royales de Prusse, d'Angleterre, de Suède, de Danemark, d'Espagne et de Sicile, avec la plupart des cours princières allemandes, et avec les cours ducales de Lorraine, de Savoie et de Modène. Voilà qui fait sauter les limites franco-allemandes trop étroites dans lesquelles on a voulu l'enfermer. Tissant un réseau épistolaire qui recouvrait l'Europe entière, elle avait une conscience très nette et parfois pittoresque de ce qui divisait et rapprochait les nations. Européenne au plein sens du terme, Madame n'a sans doute pas pensé l'Europe, mais elle l'a vécue comme une unité multiple et complexe. Mathieu Marais n'avait pas tort de noter en apprenant son décès : « Voilà un deuil pour toute l'Europe. »
La biographie qu'on va lire couvre donc, par la force des choses, un gros chapitre de l'histoire européenne, s'étendant sur une période de cent dix ans (1612-1722), à commencer par le mariage à Londres des grands-parents paternels de Liselotte. Ce recul est indispensable : on ne comprend rien au passé allemand de cette princesse, ni à ses rapports avec l'Angleterre et les Pays-Bas, quand on ne connaît pas l'étonnant destin du « Roi des Neiges » et de sa tumultueuse descendance. Il ne suffit pas de mentionner la larme à l'œil la fidélité de Madame à ses origines et de passer outre, faisant commencer sa biographie à la mort de Madame Henriette.
Peu d'existences de l'époque louis-quatorzienne sont si bien documentées et si mal connues que celle de Madame. Il y a les interminables chroniques de Dangeau, de Sourches et de Saint-Simon qui lui réservent un traitement de choix. Il y a les 12 000 pages manuscrites des dépêches françaises de Spanheim qui dorment dans le Zentrales Staatsarchiv de Merseburg (R.D.A.) et que j'exploite ici pour la première fois, dans leur totalité. Spanheim avait connu la petite Liselotte à Heidelberg et mentionne régulièrement ses faits et gestes quand il la retrouve à Versailles, devenue entre-temps l'imposante belle-sœur de Louis XIV, entretenant avec elle des rapports chaleureux malgré les distances curiales. Mais ce n'est pas tout : Madame est née dans une famille d'incorrigibles épistoliers polyglottes qui ont tissé autour d'elle une tapisserie de correspondances et de mémoires écrits en allemand, en français, en anglais et même en néerlandais, et dans lesquels elle est omniprésente (voir bibliographie). Enfin et surtout, elle était atteinte elle-même d'une scribomanie incurable dont on voit peu d'autres exemples, et qui nous renseigne avec un luxe inouï de détails sur sa vie et ses opinions. Selon des calculs très prudents, elle a dû écrire au moins 60000 lettres (deux tiers en allemand, un tiers en français), dont un dixième à peine est conservé. Quantitativement parlant, Mme de Sévigné apparaît comme une dilettante avec ses quelque 1200 lettres conservées, à côté de cette professionnelle de la lettre tous terrains qu'était Madame.