CHAPITRE PREMIER
Les marranes au XVIIe siècle
Et de quel profit sera-t-il à notre seigneur et roi de verser l'eau bénite sur les Juifs en les appelant de nos noms, « Pedro » ou « Pablo », alors qu'ils restent attachés à leur foi, comme Akiba ou Tarfon ? ... Sachez, Sire, que le judaïsme fait partie des maux incurables.
Salomon ibn VERGA, Shebet Yehudah.
De nos jours encore dans la Péninsule ibérique – plus de quatre siècles et demi après l'expulsion d'Espagne et les conversions en masse au Portugal –, il y a des régions où le mot « Juif » n'évoque qu'une vague notion pour les habitants. Le voyageur juif revenant des provinces espagnoles ou portugaises peut encore amuser ses amis en racontant comment, s'étant présenté comme Juif, les villageois n'avaient pu faire le lien qu'avec les Juifs dont parle la Bible. On est en droit de supposer qu'avec le développement croissant du tourisme et le retour des Juifs dans la Péninsule, de telles expériences appartiendront bientôt au passé. Mais jusqu'à une date fort récente, cette anecdote n'avait rien d'extraordinaire car pour le peuple en Espagne et au Portugal, le mot judio (ou judeu) recouvrait, au mieux, une notion exotique ou archaïque, ne correspondant plus à aucune réalité.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Les Juifs ne disparurent pas soudainement de la conscience du peuple espagnol en 1492 et le judaïsme ne perdit pas toute signification au Portugal après les baptêmes en masse de 1497. Aux XVIe et XVIIe siècles, et même ultérieurement, sortaient encore des imprimeries de la Péninsule des livres et des brochures contra los judios de nuestros tiempos (contre les Juifs de notre époque [!]). Les tribunaux de l'Inquisition continuaient à imposer des pénitences ou à « relâcher » au bûcher les « judaïsants » a présumés et la populace affluait au spectacle public des autodafés. Longtemps après que les dernières synagogues eurent été consacrées à la Vierge, les prédicateurs espagnols et portugais dénonçaient encore la perfidie juive. Le « Juif » était toujours un objet de dérision sur les scènes et inspirait les couplets des gamins traînant dans les rues. Les barrios de Madrid accueillaient volontiers les rumeurs sur les conspirations juives ayant pour but la domination de l'Espagne. L'Espagnol ou le Portugais postulant à quelque honneur ou charge pouvait légitimement craindre qu'on ne trouvât, en inspectant son arbre généalogique, un Juif figurant dans une branche éloignée de la famille. Les sambenitosb que portaient ceux que l'Inquisition avait réintroduits dans le sein de l'Église demeurèrent suspendus pendant des décennies et des générations dans les églises où venaient prier leurs descendants. Des placards apposés dans les endroits publics présentaient encore une liste de cérémonies juives caractéristiques, invitant les fidèles à dénoncer ceux dont ils savaient qu'ils accomplissaient les rites exécrables propres à la Loi de Moïse.
Pour un Espagnol ou un Portugais du XVIIe siècle, l'expression « Juifs de notre époque » n'était ni une abstraction ni un euphémisme. Elle pouvait fort bien s'appliquer à certains de leurs propres voisins quand bien même ceux-ci portaient d'authentiques noms chrétiens et ibériques, assistaient régulièrement à la messe et décoraient les murs de leur maison d'images pieuses traditionnelles. Rien ne garantissait que cette orthodoxie apparemment sans faille ne fût qu'une façade et qu'entre eux, ceux-là ne pratiquassent en secret des rites juifs. Après tout, ils n'étaient que des cristianos nuevos (en portugais : cristãos novos), des « Nouveaux Chrétiens », descendants de ces nombreux Juifs qui avaient été baptisés aux XIVe et XVe siècles. Au XVIIe siècle, ces « Nouveaux Chrétiens » constituaient encore au sein de la société ibérique une classe à part importante et dans l'opinion populaire la distinction entre « Nouveaux Chrétiens » et « Juifs » était souvent vague. Les premiers ne semblaient être qu'un avatar des seconds. L'Inquisition n'avait-elle pas révélé avec éclat combien nombreux étaient, parmi les descendants des premiers Conversos (convertis), ceux qui demeuraient Juifs dans l'âme ? On hésitait peut-être à qualifier quelqu'un de marrano ou de judío, l'insulte étant si grave que la loi l'interdisait. Mais le terme choisi n'importait guère en soi. Dans l'esprit des Espagnols et des Portugais du XVIIe siècle, le « Juif » ne représentait pas qu'un souvenir historique ; il apparaissait comme une figure contemporaine. Comment comprendre ce phénomène ?