Prologue

J’aurais dû me douter que quelque chose clochait…

1

Cœur d’Alène

Le jour de la rentrée dans mon nouveau lycée, ma mère m’emmena en voiture. Je prendrais l’autobus les fois suivantes.

— Tu peux t’arrêter là, maman, ça ira !

Elle continua pourtant avant de se ranger juste en face du bâtiment, dans cette nouvelle ville de Cœur d’Alène où nous venions de nous installer. Je fronçai les sourcils en remarquant l’air sombre de ma mère :

— Quelque chose ne va pas ?

— Je suis désolée, Aylie…

Ma mère paraissait tendue… Devais-je rester et essayer de parler avec elle ? Peut-être ce soir, décidai-je, sous peine d’arriver en retard à mon premier jour !

* * *

Rose Pearson avait hésité à s’arrêter. C’était idiot, elle en avait bien conscience. Elle resta un moment à observer les étudiants avant de reprendre sa route non sans jeter plusieurs regards à son rétroviseur.

* * *

En entrant dans le bureau du secrétariat, je vis une fille qui observait un babillard et une femme blonde dont la tête dépassait légèrement du comptoir.

— Je viens pour mon admission.

La secrétaire ne me répondit pas. Elle ne leva même pas les yeux sur moi. Je remarquai aussitôt la mine fatiguée de son visage. Je sursautai presque en entendant la secrétaire hausser le ton :

— Vous avez votre lettre d’admission ?

Je réalisai que la femme s’adressait à une autre étudiante qui venait d’entrer. Bientôt, j’éprouvai une étrange sensation accompagnée d’un frisson, comme si la température des lieux avait brusquement chuté.

Au même moment, je vis une ombre passer au niveau du sol puis remonter par le comptoir. La secrétaire sursauta si violemment que sa main droite renversa sa tasse de café. Je fus surprise de la voir écarter en hâte un cadre photo au lieu de protéger son clavier. L’ombre mystérieuse s’éloigna vers la fenêtre puis disparut.

— Je peux peut-être vous aider ?

Je me retournai en sursautant et découvris un homme qui s’approchait. Il n’avait fait aucun bruit en entrant dans le bureau. Mal à l’aise, j’observai discrètement son visage grisâtre. Je notai qu’une des branches de ses lunettes était fixée avec du ruban adhésif blanc.

— Eh bien… J’attends pour mon admission. Je suis nouvelle ici. Je m’appelle Aylie Pearson, lui répondis-je avec hésitation.

L’homme m’observa un instant avant de plonger ses yeux gris dans le dossier qu’il tenait en main :

— Aylie Pearson, confirma-t-il, vous êtes sur ma liste. Je suis M. Stockwood. Je serai votre enseignant cette année.

En classe, je m’installai à côté d’une fille au joli teint olive et aux cheveux bouclés. Elle s’appelait Clara et avait un charmant nez en trompette.

Au fil des jours, Clara se révéla sympathique autant qu’amusante. Elle me faisait penser un peu à mon amie restée à New York, Jessica.

À ce propos, Jessica ne donnait plus signe de vie depuis mon déménagement. Pas le moindre appel sur mon téléphone portable, ni de SMS, ni même un seul e-mail ! Je ne comprenais pas ce silence étonnant.

Durant les cours, mon esprit vagabondait parfois vers un arbre noueux à l’extérieur. Il avait des branches assez basses et un corbeau venait s’y percher tous les matins. Il restait là, impassible, ouvrant son bec à quelques reprises comme pour appeler des congénères qui ne venaient jamais.

D’ordinaire, je n’étais pas très attirée par les corbeaux, trop souvent associés à la mort et au malheur. Cela dit, je n’éprouvais aucun malaise avec celui-ci. J’aimais même sa présence, comme si ce corbeau veillait sur moi.

Je reportai mon attention sur le cours et sur mes camarades de classe. Je me demandais souvent ce que fabriquait Julian, assis devant moi. Je ne le voyais que de dos, mais il était presque toujours avachi sur son pupitre, un stylo en main à griffonner je ne sais trop quoi.

Une chose était sûre, ce n’était pas des notes de cours !

Et il n’y avait pas que ça qui me troublait chez ce garçon étrange et taciturne ; il y avait toujours une flaque d’eau à ses pieds.

La première pensée qui m’était venue à l’esprit n’était pas très charitable. J’avais pensé qu’il s’était uriné dessus. Mais ça ne collait pas ! La flaque d’eau était trop claire et il n’y avait aucune odeur caractéristique. D’autant que le phénomène se reproduisait tous les jours.

Je mourais d’envie de lui poser la question, mais ne savais pas trop comment m’y prendre. Tout le monde semblait se connaître depuis de nombreuses années dans la classe. C’était moi l’étrangère de Cœur d’Alène, alors ce n’était pas toujours facile de trouver ma place.

J’avais aussi remarqué Marion qui s’asseyait toujours au premier rang. C’était une fille qui ressemblait vaguement à la secrétaire du lycée, Mme Bishop. Était-ce son nez large qui me faisait penser à elle ? À moins que ce ne soit ce même menton fendu en deux. Je ne pouvais m’enlever de la tête qu’elles étaient de la même famille.

Marion devait être du genre première de la classe et elle m’intimidait beaucoup, car elle semblait en effet tout connaître sur tout.

Ma voisine Clara me donna un coup de coude et je me rendis compte que le prof regardait par ici. Je remerciai ma nouvelle amie d’un sourire. Clara avait connu ça aussi, d’être la nouvelle. Cela ne faisait que trois ans qu’elle habitait la région.

Sa meilleure amie était Joyce, assise deux rangées plus loin et native de Cœur d’Alène. Je trouvais étonnant le teint toujours blême de Joyce. L’apparence de ses cheveux m’intriguait tout autant. J’avais l’impression qu’ils étaient mouillés en permanence. C’était vraiment saisissant. Je ne connaissais aucun gel capable de donner cet aspect si particulier à une coiffure.

Les cheveux noirs de Joyce tombaient raides sur les épaules, accentuant la blancheur de sa peau et faisaient ressortir ses yeux cernés. « Veillait-elle trop tard le soir ? Ou bien était-elle carrément un vampire ? » m’amusais-je à penser tout en l’observant parfois à la dérobée. Après tout, les vampires étaient à la mode autant dans la littérature qu’au cinéma.

En tout cas, je trouvais Joyce sympathique, voilà ce qui importait. Elle s’exprimait toujours de façon posée alors que Clara était plus exubérante. Avec moi, qui me situais entre les deux, cela donnait un bon équilibre et je sentais que nous allions former un beau trio d’amies.

Un soir, en descendant de l’autobus après les cours, j’aperçus ma mère dans son atelier. La porte était fermée. Avait-elle peint aujourd’hui ? La veille, j’avais trouvé son tablier dans l’un des cartons qui restaient toujours à vider. Elle n’avait encore rien sorti de son matériel d’artiste.

Ces derniers temps, je trouvais ma mère souvent fatiguée. Elle avait les traits tirés, la mine triste. Elle devait prendre son temps pour s’habituer au coin, c’est sûr, mais quand même, ce n’était pas dans ses habitudes.

Le lendemain matin, j’étais en retard et j’arrivai en classe juste au moment où M. Stockwood s’apprêtait à refermer la porte. Il me céda le passage non sans un reproche prononcé :

— La ponctualité, jeune fille ! Les retards peuvent être à l’origine des pires catastrophes.

M. Stockwood avait eu un air sombre en disant ça. Je ressentis un frisson très désagréable. Son regard gris, derrière ses lunettes rafistolées à l’adhésif, m’avait même effrayée. Je ne le trouvais pas très tolérant pour un simple retard, le premier en plus. Du coup, sa réaction excessive me fit réaliser que je ne savais pas grand-chose sur lui.

Cette même journée, un autre événement me perturba. À plusieurs reprises, je remarquai une ombre étrange dans le fond de la classe. Elle avait presque une forme humaine. En la voyant se déplacer, je me rappelai l’ombre que j’avais vue ou cru voir dans le bureau du secrétariat, le jour de mon admission.

Sentant le regard de M. Stockwood posé sur moi, je m’efforçai de rester concentrée sur le cours pour ne pas subir de nouveaux reproches. Pourtant, au bout d’un moment, je ne pus m’empêcher de regarder vers le fond de la classe. L’ombre était toujours là. Je finis par me convaincre que les déplacements nuageux me jouaient des tours. J’avais néanmoins le sentiment qu’il n’y avait rien de naturel dans cette ombre mouvante.

J’éprouvai un réel soulagement en remarquant le corbeau noir qui vint se percher sur la branche basse de l’arbre noueux. Mon protecteur était là ! Cependant, il ne resta pas aussi longtemps que d’habitude. Pour la première fois, je le vis se poser sur le rebord de la fenêtre, avant de piqueter la vitre de son bec en regardant dans ma direction. Cela n’avait aucun sens, mais j’avais vraiment l’impression qu’il voulait m’avertir de quelque chose.

Du coin de l’œil, je remarquai que l’ombre se rapprochait. L’instant d’après, sans que je m’y attende, le corbeau bascula brusquement en arrière et je me levai de ma chaise en criant. M. Stockwood demanda intrigué :

— Aylie, que t’arrive-t-il ?

Je me sentis tout à coup livide. J’avais une sensation d’oppression terrible comme si quelqu’un s’ingéniait à comprimer mon cœur à plusieurs reprises. J’ouvris la bouche en quête d’air frais.

M. Stockwood m’apporta un verre d’eau. Je le trouvai prévenant et attentionné, avant de remarquer qu’il lançait un regard vers la fenêtre, exactement à l’endroit où le corbeau s’était posé.

— Vous l’avez vu, n’est-ce pas ? hoquetai-je.

— Vu quoi ?

— Eh bien, le corbeau, sur le rebord de la fenêtre.

— Désolé, Aylie, je n’ai pas vu de corbeau, certifia M. Stockwood en reportant toute son attention sur moi. Tu es toute pâle.

— Vous avez entendu ? lança tout à coup un étudiant derrière moi. Elle a eu peur d’un corbeau ! Coâ ! Coâ ! Coâ ! Coâ !

Les rires fusèrent. Je m’assis aussitôt, gênée. Clara m’attrapa le bras. Sa main était glacée et sa mâchoire crispée. Je fronçai les sourcils tout en me concentrant sur le verre d’eau. Je bus doucement. M. Stockwood retourna à l’avant et continua le cours avec un sourire engageant dans ma direction.

Je fus soulagée d’entendre la cloche sonner et fus la première près de la porte. M. Stockwood essaya de me retenir. Je fis semblant de ne pas l’entendre. Je devais absolument aller vérifier quelque chose, et cela ne pouvait pas attendre. Clara m’appela dans le couloir, mais je lui faussai compagnie. Je voulais être seule. La solitude était bienfaitrice parfois, à condition qu’elle ne devienne pas coutumière.

Dehors, je contournai rapidement le bâtiment. J’arrêtai enfin mes pas en découvrant une masse noire dans l’herbe. Avec un sentiment de détresse, je m’accroupis près du corbeau immobile. Moi qui croyais qu’il veillait sur moi, eh bien, je m’étais trompée, de toute évidence.

Je pris un crayon dans mon sac à dos et tâtai l’oiseau avec le bout arrondi. J’avais le fol espoir de l’obliger à s’envoler par ce geste ultime. Sans résultat. Le corbeau noir était bien mort.

Comment et dans quelles circonstances ?

Je n’en avais aucune idée ! Sans réfléchir, je sortis mon sac à lunch vide et glissai le corbeau à l’intérieur. J’avais décidé d’enterrer ce pauvre oiseau chez moi, dans mon jardin.

Le lendemain matin, j’avais encore l’esprit morose. La météo n’était pas là pour arranger les choses. De gros nuages s’amoncelaient au-dessus de nos têtes. Le vent gonflait et fouettait les branches des arbres.

Dans l’autobus qui me conduisait au lycée, je me perdais dans la contemplation du paysage. Dans un virage, je plaquais quasiment mon front à la vitre lorsque mon regard plongea dans un ravin qui donnait sur une large et tumultueuse rivière en contrebas.

J’en frissonnai presque en observant la hauteur vertigineuse. Bientôt, je remarquai également plusieurs arbres déracinés et des traces de pneus le long de la pente. De toute évidence, il s’était produit un accident à cet endroit. D’ailleurs, je constatai des bouquets de fleurs fanées et des rubans sur le bord de la route.

Mes yeux se détournèrent pour se poser sur la cime d’un arbre. Un corbeau y était perché ! Tout à coup, j’eus l’impression que le sort s’acharnait sur moi. Je reportai mon attention dans l’autobus et découvris Julian à trois ou quatre rangées devant.

Sans même réfléchir, je décidai de m’asseoir à côté de lui non sans croiser le regard peu amène du chauffeur dans le rétroviseur. Mon sac à dos encore sur les genoux, je découvris qu’il y avait une flaque d’eau aux pieds de Julian, comme lorsque nous étions en cours !

J’avais envie d’engager la conversation, mais je ne savais pas comment m’y prendre. D’ailleurs, Julian regardait vers l’extérieur, comme si je n’étais pas là.

— Pourquoi y a-t-il toujours de l’eau là où tu t’assois, Julian ?

Je savais que Julian m’avait entendue. Il avait arrêté de cligner des paupières quelques secondes, comme en attente. Finalement, il tourna la tête avec une lenteur calculée et planta son regard glacial sur moi. Piteuse, je me sentis carrément obligée de détourner les yeux.

D’un doigt tremblant, mais téméraire, je lui montrai la flaque, au cas fort improbable où il n’aurait vraiment pas compris ma question. Julian conserva son air d’ours polaire hargneux sans me répondre. Je perdais mon temps, c’était clair.