PREMIÈRE PARTIE
LE PASTEUR ET SON TROUPEAU
On connaît la vieille question des philosophes : « Pourquoi y a-t-il de l'Être, de l'Être plutôt que rien? » Voici peut-être le nouveau problème dont il faudrait se décider à faire, sinon notre vertige, du moins notre obligation : « Pourquoi y a-t-il du Pouvoir, du Pouvoir plutôt que rien? » C'est lui qu'on retrouvera, têtu et obsédant, au fil des pages de ce livre. C'est par là que j'ai choisi de commencer sans autre forme de procès et sans plus de préambule.
Pourquoi donc le Pouvoir, et comment se machine-t-il? Y a-t-il des sociétés sans pouvoir et l'idée a-t-elle même un sens? D'où vient sa pérennité, d'où vient qu'il tourne mais ne passe pas? Qu'est-ce qui, autrement dit, le chevillant au corps des hommes, l'ancre au firmament de nos horizons? Il n'y a de sens à philosopher que dans cet espace-là. La philosophie ne vaudrait pas une heure de peine si elle ne prenait d'abord la forme et la figure de Politique.
Les rieurs, je l'imagine, ne seront pas de mon côté, car c'est eux que je vise, les gais savants et gais lurons. Les « progressistes » non plus, car c'est d'eux qu'il sera question et de leur optimisme impénitent. Non, le monde ne va pas bien, et il n'ira sans doute pas mieux. Oui, le Prince est une fatalité, qui ploie l'Histoire à sa loi. La vie est une cause perdue et le bonheur une idée vieille.
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La litanie gaucho-gauchiste
Que dit de tout cela la gauche traditionnelle, je veux dire celle qui a compris que l'air du temps était marxiste? Que lui répond la nouvelle extrême gauche, celle qui se fait un gonfanon de l'idée de libération? La même chose profondément. Le même tissu de platitudes. Le même stock de lieux communs. Et c'est là-dessus que vivent les égarés du temps présent.
La gauche donc. Elle campe sur un sol de certitudes qu'un siècle de dogmatisme s'est employé à bétonner. Elle a une théorie du pouvoir, une authentique et cohérente théorie, qu'on peut, je crois, résumer en quelques propositions clés. Si les hommes sont dominés c'est, nous explique-t-elle, qu'ils sont « manipulés», et l'outil de cette manipulation s'appelle une « idéologie». L'idéologie est un « mensonge » qui, instillé au cœur des hommes, les force à « méconnaître» la réalité de leur oppression. Si ce mensonge fonctionne et qu'on se résigne à sa violence, c'est l'effet de la « ruse» des princes qui contraignent à l'intérioriser. Et cette ruse pourtant, on peut la déjouer pour peu qu'on la « perce à jour» et qu'on exorcise le tour qui tenait l'âme ensorcelée. Toute la théorie marxiste du Pouvoir est là, dans ce schéma simple et bien noué. Tout optimisme, toute croyance en un monde meilleur y adhère nécessairement comme à sa charte politique.
Relisez bien la charte, épuisez ses sous-entendus. Vous verrez qu'elle débouche sur trois définitions, plus simples encore, mais toujours articulées. L'oppresseur est, dans cette perspective, un directeur d'inconscience, lucide et diabolique qui, maître de ses techniques, gouverne un peuple somnambule. L'opprimé est, de ce fait, une sorte de dormeur éveillé, acteur docile et inconscient de sa propre sujétion, artisan involontaire des outils de son mal de vivre. Et le rebelle devient du coup un maître de vérité, tout-puissant parce que savant et libre parce qu'instruit de ses chaînes. Toute-puissance de Savoir, inconscience de la Croyance, perversité du Maître... : le Pouvoir a tout pour durer, mais tout aussi pour disparaître; il est affaire de science, science maligne des uns, science solaire des autres; dissipez l'illusion, vous démystifiez ses prestiges.
Lisez, lisez encore, et vous verrez aussitôt l'imposture du schéma. D'un côté on feint de prendre au sérieux les ressorts secrets du pouvoir; on les leste d'un poids d'Histoire qui explique leur pérennité; on dénombre avec méthode les canaux les plus ténus, par où la loi circule et l'illusion s'intériorise. De l'autre au contraire, on s'emploie à minimiser la frayeur qu'on s'est causée; le pouvoir et ses machines, l'État et ses appareils, se dissolvent mystérieusement sous le poids des pouvoirs du savoir; et tant de subtils dénombrements, de sophistication dans l'analyse échouent au bout du compte sur la plus plate des thèses des Lumières, sur une tiède et molle assurance au parfum de radicalisme: le pouvoir est une masse qui enferme et terrorise, c'est aussi un tigre de papier qui fait plus peur que mal. Sachez et progressez, persévérez dans l'optimisme, il n'y a pas de Bastille qui osera vous résister.