I
L'ILLUSION RÉALISTE
Pendant que la gauche et la droite s'amusaient avec une très ancienne pièce du répertoire républicain - une histoire de curé et d'instituteur - la presse se fit un devoir de signaler aux acteurs les quelques bâillements qu'elle avait discernés dans l'assistance.
Serpent de mer des milieux de règne, le rejet de la politique est régulièrement aperçu par les gazettes. Généralement on ne prête qu'une attention mesurée à cette vieille bête tant aimée des chansonniers : il y a plus d'un siècle que l'électeur jure devant le comptoir que, cette fois, c'était bien la dernière, que son prochain bulletin de vote sera une canne à pêche, mais cette rumeur d'incivisme s'évanouit toujours devant les urnes.
Cependant, quand le Monde en personne signale un trouble de cette nature, quand il baptise d'un terme définitif « le rejet de la politique », avec deux articles définis afin que l'on sache qu'il ne s'agit ni du rejet d'une politique, voire de deux, ni d'un vague rejet, sorte de maladie cyclique, quand le Monde, donc, s'inquiète, même s'il compense la brutalité peu commune de son titre par l'éloquence prudente et mesurée qui fait le charme de ses commentaires, il y a lieu de s'interroger.
Il faut dire que le discours des partis politiques devient pour le moins étrange : la politique, c'est l'autre et chacun jure qu'il n'y touche pas. Tous se réclament avec piété d'un souvenir gaullien mais le vieux Poujade doit éprouver quelque jouissance à se retrouver maître penseur de toute la classe politique! Les prétendants comme les ministres, la gauche comme la droite, les parlementaires de Paris comme de Strasbourg sont sur ce point d'accord, la politique, voilà le mal! A l'extrême droite on désigne « la bande des quatre », au parti communiste l'on crie que la politicaille réunit bourgeois et sociaux-démocrates, à droite on a de grands destins et l'on ne doit pas se mêler du microcosme, au gouvernement les socialistes font valoir leur toute nouvelle technicité, la nouvelle politique se veut pure de tout péché, il n'y a plus de politiciens, ces hommes qui s'agitent autour du pouvoir sont devenus de saintes personnes dont le seul désir est de servir la France en faisant tourner les affaires.
Qu'est-ce donc que la politique? On ne sait plus mais on considère qu'il ne faut plus en faire! L'excessif « tout est politique » de l'après-soixante-huit laisse place à son contraire, le rien; il n'est pas de sujet qui ne soit aujourd'hui décrété non politique! S'agit-il de l'économie ou de la sécurité des citoyens? Elles souffrent, s'exclame-t-on, d'être traitées en termes politiques. Pour parfaire le non-sens, nos hommes d'État déclarent travailler pour le bien public et l'harmonie de la cité, ce qui les place... au-dessus de la politique!
Au mieux, le nouveau dictionnaire des idées reçues établit une distinction entre la grande politique, celle qui unit le non moins grand homme d'État à la nation et la politique politicienne, l'horreur, la saleté. L'amour sans le péché : sainte Marie rôde dans l'air du temps, Godard n'est pas seul à le savoir, la nouvelle politique de la France doit se concevoir hors de l'affreux geste de chair, les anges se présentent à nos suffrages et l'on portera bientôt le voile au Palais-Bourbon. De meeting en réunion les plus ambitieux et, par conséquent les meilleurs manœuvriers, jurent que, non, ils n'y touchent pas!
Croisant quelque électeur dans l'escalier raide qui mène aux tribunes, le candidat rougit et précise qu'il n'est pas coutumier des lieux... D'autres, par contre, les adversaires, évidemment, fréquentent assidûment l'endroit que le saint homme évite afin de se consacrer à l'étude des dossiers. Que vois-je, une manœuvre? Je vous en prie, prenez ce mouchoir et couvrez ce sein! Les dénégations de l'homme politique ressemblent tant à d'autres! Et n'est-ce pas une vieille tradition du métier?
Dans le Crime d'Orcival, l'un des romans fondateurs du genre policier, Émile Gaboriau peignait ainsi le notable politique : « L'ambition venait de le mordre au cœur. Il faisait cent démarches pour être forcé d'accepter la mairie d'Orcival. Et il l'a acceptée, bien à son corps défendant, ainsi qu'il vous le dira lui-même. Cette mairie faisait à la fois son bonheur et son désespoir. Désespoir apparent, bonheur réel. » Qui ne reconnaîtrait, sous ce portrait de 1866, nombre d'hommes politiques contemporains ? Leurs dénégations n'ont rien de surprenant!