Introduction
HORREUR DES CORPS, CHARME DES CORPS ?
Comment faire de la « corporation » ou de l'incorporation1 dans une société que la Révolution française a destinée à l'individualisme (c'est-à-dire à être composée d'atomes individuels libres, égaux, indépendants) ? Telle est la préoccupation du courant majoritaire du libéralisme et l'une des clefs du libéralisme français au XIXe siècle. On aimerait, à la façon de Michel Foucault au début de Les Mots et les Choses, citer un équivalent du texte de Borges qu'il évoque (au titre d'une taxinomie déroutante), en relisant une intervention parlementaire de Lamartine, le 10 mai 1838, sur la question suivante : les chemins de fer seront-ils, pour leur infrastructure, construits et financés par l'État ou par les compagnies privées ? Prenant parti dans ce débat, le poète développe autour du thème de la « corporation » une suite de variations qui, flamboyantes de style et contradictoires de contenu, réactivent une nouvelle fois, au sein de la Chambre des députés, la métaphysique de l'unité nationale, de l'intérêt général, de la primauté de l'État, du danger des intérêts particuliers - une veine souvent exploitée depuis les assemblées de la Révolution. Il vaut la peine de réentendre ces propos où pouvaient communier des jacobins, des républicains, des socialistes et (pour certains d'entre eux) des libéraux : « Ah ! Messieurs, il y a un sentiment qui m'a toujours puissamment travaillé en lisant l'histoire ou en voyant les faits : c'est l'horreur des corps, c'est l'incompatibilité de la liberté sincère, progressive, avec l'existence des corps dans un État ou dans une civilisation. Je sais que ce n'est pas la pensée commune, qui leur attribue au contraire une sorte de corrélation avec la liberté : mais on ne fait pas attention que l'on entend alors la liberté aristocratique et non pas la liberté démocratique, et que si les corps résistent à ce qui est au-dessus d'eux, ils oppriment de la même force tout ce qui est au-dessous2. »
D'emblée, le grand orateur du « parti social » a mis le doigt sur le point névralgique : les « corps » ne sont pas incompatibles avec la liberté, lorsqu'il s'agit d'entendre par là le droit à la particularité, au privilège, à la diversité contre un pouvoir d'État dont l'action est uniformisatrice et, en ce sens, favorable à l'égalité. Il y aurait donc une liberté « aristocratique », aveu qui se paye chez le démocrate Lamartine par une répulsion - un sentiment qui le « travaille » –, et cette liberté renverrait soit à la France d'Ancien Régime (France des parlements, France des « corps intermédiaires » dont avait parlé Montesquieu), soit à l'Angleterre où, selon l'expression de maints publicistes de l'époque, « la liberté est toute aristocratique ». Mais que serait donc une liberté fondée dans les seules forces de l'individu, une liberté démocratique parce que bien commun des masses et de l'individu ? Lamartine y viendra, une fois épuisée la rhétorique inspirée par l' « horreur des corps ». Écoutons-le encore :
« C'est la tyrannie la plus odieuse, parce qu'elle est la plus durable, la tyrannie à mille têtes, à mille vies, à mille racines, la tyrannie que l'on ne peut ni briser, ni tuer, ni extirper ; c'est la meilleure forme que l'oppression ait jamais pu prendre pour écraser les individus et les intérêts généraux. [...] Les corps ou (ce qui leur ressemble) les intérêts collectifs reconnus par la loi et organisés, c'est la même chose ; c'est l'asservissement prompt, inévitable, perpétuel de tous les autres intérêts. On ne peut plus y toucher sans qu'ils jettent un cri qui effraye ou qui ébranle tout autour d'eux. »
Telle est la liberté (d'industrie) qui opprime ; elle écrase deux types d'êtres, les uns incarnés (les individus), les autres abstraits mais essentiels pour toute vie politique, les intérêts généraux, qui ne sont pas les grands « intérêts collectifs », lesquels s'incarnent aussi, dans des compagnies de chemin de fer, dans des maîtres de forges, dans des capitalistes3. Il est clair qu'il ne s'agit plus des corporations d'Ancien Régime, mais qu'importe : ce sont encore des corps. Les corps, « ou ce qui leur ressemble, les intérêts collectifs reconnus par la loi et organisés ». On refait donc de l'aristocratie et des privilèges avec ces gens-là, on le fera dès que l'État leur donnera en concession les voies de circulation : « Vous qui avez renversé la féodalité et ses péages, et ses droits de passe, et ses limites, et ses poteaux, vous les laisserez entraver le peuple et murer le territoire par la féodalité de l'argent ! » Comme le savent encore les gouvernants actuels, pour promouvoir une réforme en France, il faut dire qu'on s'attaque aux « privilèges ». Pour étouffer une réforme, et faire descendre dans la rue, aussi. Il est convenu, dans une sorte de discours d'unanimité, que les « privilèges » ne sont pas la liberté dont les Français veulent, puisqu'il y a eu 1789 et la Déclaration, instituant l'homme et le citoyen dans son (ou leur) individualité émancipée.