Depuis toujours, j'ai su mentir. Sur des sujets futiles ou graves, parfois très graves. Selon les circonstances, je me suis inventé des talents de nageur ou de dribbleur, de pianiste ou de guitariste. J'ai trouvé dans mon ascendance imaginaire plusieurs nobles d'épée, un navigateur au long cours connu à Syracuse, un secrétaire particulier de Ferdinand de Lesseps, un médecin de Napoléon III et, plus près — mais pas trop pour éviter un démenti navrant — un locataire de la Chambre bleu horizon. J'ai laissé croire à deux ou trois filles qu'elles me déplaisaient, il m'arrive de m'en mordre les doigts. J'ai même annoncé un jour la mort anticipée de ma grand-mère, curieux de lire sur le visage des vivants, ceux de ma mère et de ma tante en l'occurrence, le trouble causé par le décès d'un être cher.
Ne cherchez pas les ressorts de ces mystifications au débouché improbable. Quand votre souffle se fait court, pourquoi avalez-vous l'air à grandes bouffées? Mon mensonge est de cet ordre, un réflexe de survie pour peu que le courage de continuer, soudain, vienne à me manquer.
Je me souviens précisément de ce soir-là. Les allées du Mail étaient éclairées. Les réverbères à boule de cristal jetaient leur lumière au-delà des feuillages, jusque sur les rochers que la mer lustrait. Attirantes pépites. J'avais besoin d'un gros mensonge, pour moi tout seul, un mensonge de secours, très réjouissant, qui me dissuaderait d'approcher trop près des vagues. Cette idée m'a traversé l'esprit, d'abord discrète, puis insistante, vite obsédante : je suis un héros. Ma conviction ne s'est pas imposée d'emblée. J'ai dû marcher encore sur la promenade, méditer un instant sur ma solitude à presque vingt ans. Comme je m'ennuyais, comme le vent me poussait aux épaules et m'empêchait de virer en arrière, comme la mer décidément semblait bien froide, alors j'ai voulu qu'il en soit ainsi.
Je me suis improvisé héros, les yeux grands ouverts derrière des lunettes en hublots. Je me dois fidélité et obéissance. J'emprunte à ma vie, même des choses qui lui sont étrangères. Je ne suis pas à un mensonge près. Ces précisions valent pour ceux que brûlera dès les premières lignes l'indiscrète question d'usage : « Est-ce autobiographique ? » Tout ce qui suit est entièrement autobiographique, mais souvenez-vous, depuis toujours j'ai su mentir.
Je m'appelle Paul. Se nommer est une opération délicate et traumatisante, comme s'il fallait accoucher d'un frère dont la contraception, la lassitude des parents ou leurs amours avortées nous ont à jamais frustré. Moi, un héros... Je ne suis ni bien ni mal né. Non, je suis seulement né pour rien. Il s'agit d'une souffrance indolore et somme toute acceptable, à condition de n'y point penser. Que je considère le néant d'où je viens et seul me sauve le mensonge. Il me susurre : « Tu es un héros. » Je le crois comme l'écume croit à la mer, mais, au fond de moi, dans ces profondeurs que nul autre n'atteindra jamais, là où l'écume n'est qu'une parade, dur comme père et mère, je sais qu'il m'ont créé pour rien. Et plus je me veux héros, plus je m'aperçois que je vaux zéro pointé sur leurs ventres lâches. Ma vie est un compromis entre deux coauteurs qui ont perdu sur moi tous leurs droits, et même l'envie d'en réclamer.
Par la magie du faux, le monde s'inverse, il reconnaît mon importance d'infiniment petit. Vous ne serez pas déçu. Longtemps j'ai hésité à m'identifier. A mon prénom, j'ai d'abord préféré un pronom, il, lui. Plus tard, je me suis désigné par la pénultième lettre de l'alphabet, y. Une lettre qui ne s'écrit pas comme elle se prononce, qui vit la tête en bas et les jambes en l'air, un peu voûtée, pareille au héros que je suis devenu. Finalement, je m'appelle Paul.
Je pourrais rester évasif sur les lieux où ma vie a changé de dimension. Je camperais une ville de l'Atlantique, ancrée à ses tours replètes où les filles, par temps clair, grimpent chevelure déliée, sous le soleil. En la désignant, Rochelle, je la compromets avec moi. Un siège, un cardinal barbichu et botté, un maire célèbre, des petits vélos. L'affaire paraît ficelée, mais gare.
Cette ville aussi est une menteuse qui sans cesse, de marée en marée, son passé recompose. Si vous l'écoutez attentivement, elle vous fera croire que Richelieu l'a sauvée des Anglais. Insistez, elle avouera une âme protestante sous ses atours de femme fardée. Elle prétendra s'intéresser encore à la mer. Une belle menteuse, en vérité. Nous étions faits pour nous entendre.