INTRODUCTION
Notre société est-elle encore capable d'agir sur elle-même, à travers ses idées, ses conflits, ses espoirs ? De tous côtés, on veut nous persuader que cette question appelle une réponse négative.
Les libéraux nous invitent à nous débarrasser d'une exceptionnalité qu'ils jugent encombrante et à nous laisser guider par les marchés. De l'autre côté, l'ultra-gauche se contente de dénoncer la domination et de parler au nom de victimes qui seraient privées du sens de leur situation. Ces réactions sont largement partagées dans d'autres pays, mais en France elles ont plus de poids qu'ailleurs. C'est en France, en effet, que s'est répandue l'idée obsédante que nous sommes soumis à la fameuse « pensée unique » à laquelle droite et gauche seraient ralliées, de sorte que le choix entre elles n'aurait plus de sens. Cette croyance à la toute-puissance de l'économie mondialisée génère l'idée que les victimes sont seulement en position de faire apparaître les contradictions du système, de sorte qu'il revient aux intellectuels et aux militants politiques la responsabilité d'éclairer le chemin de l'action.
Ces deux positions opposées, qu'on pourrait appeler la « pensée unique » et la « contre-pensée unique », ont en commun l'essentiel : elles ne croient ni l'une ni l'autre à la formation d'acteurs sociaux autonomes, capables d'exercer une influence sur les décisions politiques.
Pessimisme qui provoque par contrecoup la défense quasi fondamentaliste des institutions, considérées comme le seul barrage efficace contre la décomposition déjà avancée de la société. Ces idées, dites républicaines, ne reconnaissent pas davantage l'existence d'acteurs sociaux que celles auxquelles elles s'opposent. Elles isolent au contraire délibérément la défense des institutions de la revendication sociale. Ce qui conduit les tenants de cette troisième position à défendre les gens « établis » contre les « outsiders », marginaux ou exclus, pour reprendre le vocabulaire de Norbert Elias. Démarche bien différente de celle qui, dans le passé, a consisté à défendre la République comme espace d'égalité et de solidarité.
Ces trois courants de pensée, certes opposés entre eux mais interdépendants, dominent de plus en plus le paysage social, nourrissant la conviction qu'il n'y a plus de changement social et politique possible. On peut, en une seule phrase, définir l'essence commune à ces trois interprétations : contre la domination économique la seule action possible est la révolte et l'appel à la différence, ce qui conduit à une désorganisation sociale que seules peuvent combattre des institutions placées au-dessus des différences et des demandes sociales. C'est contre ces trois affirmations, à mes yeux plus complémentaires qu'opposées entre elles, que j'écris.
Je chercherai ici à défendre trois idées.

La première est que la mondialisation de l'économie ne dissout pas notre capacité d'action politique.
La deuxième est que les catégories les plus démunies n'agissent pas seulement en se soulevant contre la domination, mais tout autant en réclamant des droits, en particulier des droits culturels, affirmant par là même une conception innovatrice (et pas seulement critique) de la société.
La troisième est que l'ordre institutionnel est inefficace, et même répressif, s'il ne s'appuie pas sur des revendications d'égalité et de solidarité.
Il s'agit de substituer à une logique de l'ordre et du désordre une logique de l'action sociale et politique et de montrer qu'entre un ordre institutionnel purement défensif et des révoltes qui seraient exclusivement contestataires existe, doit être reconnu et réanimé un espace public qui combine les conflits sociaux et la volonté d'intégration.
Il y a cent ans, nos sociétés ont vécu l'expansion mondiale du capitalisme financier. Sa brutalité, qui ne supportait aucun contrôle, provoqua des révolutions anticapitalistes. Mais nos pays comprirent finalement qu'il était possible d'instaurer ce que les Anglais furent les premiers à appeler la démocratie industrielle, et qui se transforma d'abord en politique social-démocrate, puis, après la Seconde Guerre mondiale, en État-providence. Ce qui prouvait qu'il n'était pas impossible d'intervenir sur le terrain même de l'économie, même quand elle était aussi ouverte sur le monde que l'était celle de la Grande-Bretagne au début du siècle. Ceux qui croyaient à la nécessité d'une rupture radicale furent entraînés à instituer des systèmes totalitaires, tandis que ceux qu'on appelait avec mépris les réformistes, parce qu'ils croyaient à la possibilité que s'affirment de nouveaux acteurs sociaux, donnèrent une nouvelle vie à la démocratie.